L'ART ET LA PHILOSOPHIE


L’art (du latin ars – habileté technique, métier, connaissance ; du grec technè – dénotant l’habileté et évoluant ensuite vers la technicité) est une notion difficile à définir. Ou pour mieux dire, l’art se définit lui-même par l’existence de ses formes : peinture, sculpture, architecture, musique, poésie ou littérature, danse et par extension opéra, cinéma, photographie, bande dessinée, mode et design qui sont pluridisciplinaires. L’une des caractéristiques de l’art est son pouvoir de représentation, de l’imitation, son susceptibilité à reproduire un phénomène extérieur concret ou abstrait dont il devient apparence plus ou moins dense et réelle.
Ce phénomène extérieur peut être de nature très différente et en fonction de sa nature il sera représenté par des formes artistiques qui le reproduisent le mieux, c’est-à-dire, qui captent et transmettent le plus fidèlement son essence dans la réalité objective. Nous allons examiner ces différents points de vue de la représentation artistique en tant qu’apparence plus ou moins matérialisée et s’attarder ensuite sur le problème de l’apparence même de l’art pour essayer de mieux saisir la notion de vérité qui accompagne chaque œuvre d’art et lui donne un sens.  
L’art est apparence et cela surtout quand il peint la réalité objective. La forme le plus souvent utilisée est la peinture ce qui est légitime car nous percevons le monde extérieur d’abord et avant tout de manière visuelle. Avant le langage, avant le toucher, avant même le son, il y a eu image. C’est par elle que nous percevons la réalité et c’est justement en l’absence du sens de la vue qu’on se sent le plus isolé du monde. Donc l’homme est très sensible visuellement. La peinture essaye d’aider l’homme à appréhender la nature de façon à le rendre conscient des choses telles quelles sont ou qu’elles devraient être ou tout simplement lui représenter des choses qu’il n’a jamais vues ou n’aura jamais l’occasion de voir. C’est pour cela que Platon quand il parle du lit et sa reproduction dans La République X 598a-c, dit vrai en ce qui concerne « le mensonge » d’un lit peint auquel sert comme modèle un autre lit qui n’existe pas lui-même non plus. Mais cette formule ne peut être appliquée partout et ne doit pas l’être si l’on prend en considération le but de l’art sur lequel Platon se leurre. A l’époque, la photographie n’existait pas et la peinture la compensait largement par des représentations des choses lointaines, dans le temps et dans l’espace, inaccessibles à l’œil humain mais figurant dans sa conscience et dans son savoir grâce seulement à l’image qu’il a pu voir. Bien souvent les images de ce genre portent en elles une très grande valeur didactique et renseignent la personne sur des choses par lesquelles elle est concernée, directement ou indirectement. 

L’architecture s’apparente ici à la peinture dans le sens où elle aussi nous rapproche les choses, de manière visuelle, mais qui ont de surcroît un but utilitaire,  quoiqu’elle puisse ne se limiter qu’à son rôle artistique, matérialisant des rêves et des images appartenant à l’imagination (rappelons-nous les grands monuments de l’Antiquité : de nombreux temples d’anciennes civilisations païennes ou le vieux Stonehenge dont le but de la création ne saura jamais connu). Cela reste l’expression de l’inépuisable créativité de l’homme.

La danse est l’art le plus « vivant ». Elle représente l’Homme dans son mouvement et mouvement c’est la vie. L’énergie vitale, inhérente à l’homme prend forme au moyen des gestes qui évoquent tantôt la joie de vivre, l’euphorie et l’excitation, tantôt la douleur, la souffrance et la mort. C’est la réalité même de la vie humaine avec toutes ses vicissitudes.
Si l’architecture s’apparente à la peinture, la sculpture a partie liée avec la danse. Mais elle choisit un moment et un seul, en raison de son immobilité, mais aussi pour éterniser un seul et unique instant perçu comme le plus violent, le plus marquant (tout comme la photographie, autre cousin germain de la peinture).
La musique ne traduit pas la réalité hormis de rares exceptions, par exemple, quand elle imite le chant des oiseaux ou d’autres sortes de bruit dans la nature. Lorsqu'elle le fait leur compréhension peut être claire ou obscurci selon la volonté du compositeur et sa manière d’observer le monde : ouvertement ou hermétiquement.
Enfin vient la poésie ou (englobant tous les genres de cette forme d’art) – la littérature. Comme la peinture, elle peut traduire très fidèlement une réalité, avec tous ses détails par le biais de la description ou de la narration. Elle fait le compte rendu d’un moment,d’une époque, d’un état, d’une situation (de quelque genre que ce soit). Là, on peut parler d’un trait historique de la littérature, nuancé par l’invention (qui lui est propre) de nouveaux personnages ou de personnages imaginaires, d'ajout de situations nouvelles pour mieux illustrer la morale de l’histoire. C’est pour cela qu’on dit que la littérature ment pour dire vrai. C’est pour cela aussi que l’on peut contester le point de vue de Platon qui jugeait la poésie comme mensongère car il a négligé le fait que dans l’art la Vérité ne se trouve pas dans la forme ou la façon de présenter les choses, mais, bien des fois, dans la morale même de l’histoire. C’est aussi une arme à deux tranchants car une fois écrite l’œuvre n’appartient plus à l’auteur, elle devient autonome et chacun l’interprète à sa manière. Dans ce sens on peut parler des descriptions de champs de bataille, sévèrement condamnées par Platon, parce qu’il y voyait l’incitation à la violence. Mais c’est justement cette violence et la manifestation très réelle de la douleur  qui empêchera chaque être humain  digne de ce nom  d’y avoir recours.
L’art ou plutôt ses formes sont intra fusionnelles. C’est pourquoi l’on parle de l’art comme apparence de l’art et cela au sens le plus large. La peinture peut représenter la poésie de façon imagée, en représentant un moment clé de l’histoire, par exemple, la poésie de son côté permet d’abstraire la peinture ou d’être davantage absoute dans la musique. Cela arrive à chaque fois qu’on veut transcrire les mots par des sons plus complexes. Des exemples à cela sont faciles à trouver chez Mozart notamment. Il s’inspirait de grandes œuvres littéraires (Barbier de Séville, Le Mariage de Figaro …) pour écrire ses meilleures compositions. D’autres compositeurs ne manquaient pas de faire la même chose. Une forme d’art en reproduit une autre. C’est un cercle vertueux où toutes les formes artistiques se fondent les unes dans les autres, estompant leurs limites et frontières.
Quand Phidias représente la déesse Athéna dans une peinture ou par une sculpture, il ne fait que concrétiser un mythe, un récit concernant cette dernière et qui existe dans l’inconscient collectif d’un peuple mais de façon encore quelque peu floue. Cela s’avère très utile quand il faut faire comprendre à l’homme de grandes vérités. L’homme est sensoriel, il appréhende le monde d’abord au moyen de ses cinq sens. Les grands concepts philosophiques, par exemple, étant très abstraits sont indéchiffrables à la plupart des gens. L’art est la phase où l’on rapproche de l’homme ce concept, cette vérité de façon qu’il puisse mieux  saisir son essence et sa vraie idée qui sont beaucoup trop abstraites pour pouvoir être compris par le simple effort intellectuel de la matière grise, trop grossière pour ce genre de sublime. Alors on a recours à la poésie et ses allusions, elles aussi difficiles à comprendre mais plus concrètes. Ici, l’on peut citer la Bible qui est toute allégorique ou Mahabharata et Ramayana. En racontant une histoire inventée on véhicule un message qui touche à l’Absolu, à la Vérité universelle. Ensuite, les représentations pittoresques de Gilgamesh, les peintures évoquant des scènes matrices de l’œuvre sont l’apparence de l’art poétique, ce qui produit un effet miroir.
Tout le monde connaît la vie de Moise telle qu’elle est décrite dans la Bible - la libération du peuple juif de l’esclavage et la conduite au pays de Canaan. Depuis, c’est une source inépuisable de l’inspiration artistique qui a été traitée de manières les plus diverses et sous formes artistiques les plus différentes : dans la poésie, dans la peinture, dans la sculpture… En un mot, l’art est représentation de l’art, à chacun de choisir la façon qui lui correspond le mieux pour appréhender ou exprimer la quintessence de l’idée.
Mais l’art en tant qu’apparence ne s’arrête pas là. Il y a un domaine où il reste apparence, certes, mais se rapproche le plus du Vrai, de l’Origine. C’est quand il matérialise l’esprit. Par l’esprit on entend le réceptacle des idées, appréhension abstraite des phénomènes, recueil des pensées amorphes. C’est l’étincelle divine qui existe en tout un chacun, l’âme en œuvre. Si quelque chose existe dans l’esprit, il a été insufflé par le divin, « le monde des idées » (pour citer Platon) et représente la Vérité absolue. Si cette Vérité est transmutée en art directement et ne passe pas par la réalité, alors on peut dire que l’art n’est que « l’enveloppe matérielle » de l’Idée, la rendant tangible ou au moins concrète et accessible, lui permettant de se manifester dans une dimension sensorielle. L’Absolu est insaisissable et l’on porte atteinte à sa liberté en l’enfermant dans un corps, mais en même temps c’est la seule manière de le dompter et de le présenter pour pouvoir ensuite être à même de se l’approprier et de l’assimiler à soi.  Il convient ici de citer Aristote :


    Puisque le poète est imitateur, tout comme le peintre ou tout autre faiseur d’images, il doit  nécessairement toujours imiter l’une de ces  trois situations : ou bien les choses qui ont été ou existent, ou bien les choses qu’on dit ou qui semblent exister ou bien celles qui doivent exister.                                                          
                                                                                                             (Aristote, La poétique, ch. 25)


Par les choses qui doivent exister Aristote entend justement les idées, qui se trouvent dans l’esprit, mais tant qu’elles ne sont pas extériorisées et nommées, on ne peut pas parler de leur existence, au moins, pas sur le plan matériel. Il a compris que nous n’avons pas tous les mêmes idées mais elles viennent toutes de la même source et méritent d’être exprimées, d’où la nécessité de les faire communiquer aux autres par des moyens dont l’homme dispose et qui sont tous d’ordre artistique. C’est à cela que Hegel a pensé en écrivant :

 
   Nous croyons pouvoir affirmer que le beau artistique est supérieur au beau naturel parce qu’il est produit de l’esprit. L’esprit étant supérieur à la nature, sa supériorité se communique également à ses produits et par conséquent à l’art. [ …] La plus mauvaise idée qui traverse l’esprit d’un homme est meilleure et plus élevée que la plus grande production da la nature, et cela justement parce qu’elle participe de l’esprit et que le spirituel est supérieur au naturel.                                           
                                                                                                                (Hegel, Introduction à l’esthétique)

Cela coïncide, partiellement, avec la philosophie de Platon selon laquelle le seul art permis est celui qui vient directement de l’Idée. Ce point de vue platonicien est tout à fait légitime, mais restreint et par conséquent contestable. 
L’art est un passage, une phase où l’Idée est en devenir. Ses formes sont nombreuses tout comme les choix dont chaque homme dispose. Sa fonction est multiple : didactique, purement informative, cathartique, divertissante… Mais on ne peut pas s’en passer. Il est inévitable parce que omniprésent… Il est souvent apparence, parfois (en partie) essence. Son rôle et son but représentent un sujet controversé depuis la nuit des temps, mais il continue d’exister. C’est la seule manière pour l’homme de comprendre la vraie signification des choses, leur essence invisible, le monde qui se cache derrières les phénomènes dits réels. C’est notre unique secours quand on commence à chercher la Vérité. Pour y arriver, avant de la comprendre et sentir intuitivement, on a besoin d’un point de départ, de quelque chose de tangible, visible car si nos sens sont obnubilés, le premier pas vers la découverte de la Vérité est impossible, ou pour paraphraser et  simplifier Hegel :
 L’apparence est déjà, en partie, essence, un peu dissolue, temporisée, certes, pas tout à fait dense, mais indique le chemin qu’il faut prendre pour arriver là où l’on a l’intention de se rendre (dans son esprit). Sous-estimer l’art c’est se fermer les portes d’un monde inaccessible autrement, s’éloigner d’une dimension que l’on ne peut  appréhender à moins qu’on ne passe d’abord à travers des images, sons et paroles en apparences les plus illusoires, mais cachant un sens beaucoup plus profond qu’ils ne laissent supposer au début de leur contemplation.  Il ne faut pas reléguer l’art à cause de son apparence « trompeuse et mensongère » car tout ce qui existe dans la nature est l’art.   
                      

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