"L'ORESTIE" ET LE "PARTAGE DE MIDI" - LE CRIME ET LE CHÂTIMENT



La grandeur de l’Orestie, c’est qu’elle n’est pas seulement une exposition d’événements excessifs rattachés entre eux par les liens d’une logique plus ou moins arbitraire. C’est la discussion approfondie sous la forme d’une espèce de parabole légendaire, depuis le principe jusqu’à la conclusion, d’un des problèmes essentiels de la Conscience humaine, celle du Crime et du Châtiment.

Dans la critique qu’un homme porte sur une œuvre, on peut toujours voir la façon dont il appréhende le monde. Le jugement de Claudel sur l’Orestie comprend deux volets définitionnels ; le premier constitue une définition basique formelle qui décrit le simple schéma dramaturgique de la pièce. Elle insiste sur le caractère outré, excessif de ce qui est représenté et sur le manque de cohérence de l’ensemble. Le deuxième volet définitionnel concerne plutôt le sens de la pièce, sa valeur et son message. Il est impossible d’aborder une citation de Claudel, sans tenir compte du fait que son esprit était profondément influencé par la spiritualité. La raison n’occupe que la deuxième place dans sa conception du monde. Tenant compte de cette dimension spirituelle, on procèdera à l’explication des termes polysémiques dont Claudel se sert pour caractériser l’Orestie. Le manque de logique, il le voit partout :

         La grandeur de l’Orestie, c’est qu’elle n’est pas seulement une exposition d’événements excessifs rattachés entre eux par les liens d’une logique plus ou moins arbitraire (…)

puis il conçoit le monde (et l’œuvre littéraire) comme une grande parabole :

     C’est la discussion approfondie sous la forme d’une espèce de parabole légendaire (…).

Le terme de discussion approfondie renvoie à la structure essentiellement dialogique du théâtre, genre dans lequel différents points de vue sont juxtaposés sans qu’une voix d’auteur se fasse entendre. Il utilise le mot parabole, mot récurrent lorsqu’on on évoque les Évangiles. Jésus parlait en paraboles. C’est un récit allégorique, obscur, sous lequel se cache un enseignement moral ou religieux. Elle a un sens souvent difficile à déterminer et l’on se pose la question : Les procédés théâtraux, ne compliquent-ils pas ce qu’il y a d’univoque dans le message ? Les termes de parabole et de discussion sont à mettre en rapport car la parabole, récit fabuleux, délivre un message qui ne fait pas l’objet d’une discussion, d’un débat. Les termes de principe et de conclusion renvoient à l’idée d’un ordre qui viendrait contredire le désordre apparent de la logique plus ou moins arbitraire évoquée en début de citation. Claudel donne enfin un sens à ces événements étranges et fantastiques :

       (…) un des problèmes essentiels de la Conscience humaine, celle du Crime et du Châtiment.

Le mot crime renvoie dans son sens premier à un péché, une infraction très grave à la morale ou à la loi, et qui parle de la loi, parle d’abord de la loi divine qui sert de principe de base pour toute loi humaine. Le terme châtiment veut dire punition et peine, mais au sens spirituel c’est une vraie expiation, une pénitence et un supplice imposés de l’extérieur mais bien souvent venant de l’intérieur, de notre propre conscience. Conscience chez Claudel est bien plus qu’une simple faculté mentale et psychologique appréhendant de façon subjective les phénomènes extérieurs et intérieurs. Ce sont des intuitions, les règles d’éthique, c’est une conscience morale, l’œil de Caïn.
Nous verrons en quoi cette citation de Claudel portant sur l’œuvre d’Eschyle peut être appliquée à sa propre œuvre Partage de Midi. Nous analyserons la pièce en tant qu’une parabole biblique, en s’efforçant, d’examiner d’où vient le mea culpa des personnages dans la pièce et le châtiment qui le suit. Nous verrons ensuite pourquoi le salut sans péché n’est pas possible et quels sont les chemins qui mènent vers la grâce divine d’après Claudel. 

Sartre l'a dit : 

                         Le monde réel n’est pas une illusion, mais une allusion.

Ayons présent à l’esprit que ce n’est pas dû au hasard si la parabole en mathématiques est présentée comme une ligne courbe, une trajectoire symbolisant un chemin qui en partant d’un point spécifique atteint son sommet pour retomber au même niveau du côté opposé.
Pour Claudel ce sommet est représenté par Midi où on arrive au comble de notre vie et commence ensuite la retombée, le retour à la source, toujours au même niveau, jamais au même point. 

                                        Midi au ciel. Midi au centre de notre vie,

dit Mesa.
Partage de Midi est une parabole de la constante rechute de l’homme, causée par la femme. Cette dernière est sa perdition immédiate et son salut futur. Partage de Midi est une écriture de la passion et l’on ne peut pas rester indifférent à la violence de ce qui est dit et montré. Le problème de la gestion du temps et les ruptures qui existent d’un acte à l’autre nous laissent perplexes (comment se fait-il qu’Ysé, que l’on a quittée avec Mesa, se retrouve dans une maison encerclée avec Amalric ?). Mesa est un homme qui a décidé de consacrer sa vie à Dieu. De ce chemin louable le détourne une femme, Ysé, ou plutôt, c’est l’amour envers cette femme qui le détourne du chemin de Dieu, un amour coupable. Tout fait penser à la Genèse et au péché originel. Sauf que nos personnages ne sont pas au Paradis, ne sont pas au Ciel. Mais ils ne sont pas tout à fait sur Terre non plus. Nous avons l’impression qu’ils n’ont pas leur place au soleil et qu’ils la cherchent. Ils sont au milieu de l’océan, loin de la Terre, plus loin encore du ciel. Si l’on peut se fier à l’onomastique et le fait que les noms ne sont jamais choisis par hasard, on constatera que jusqu’à leurs noms propres une certaine non-appartenance est évoquée. Ysé veut dire milieu, égal, Mesa signifie entre. Ils se trouvent quelque part entre le ciel et la terre. Ysé dit :

                                                   Et moi, je n’ai de place nulle part.

Deux forces se heurtent ici, deux forces opposées, homme et femme, masculin et féminin, la parabole de la polarité éternelle ici-bas. Les propos toujours antithétiques de Mesa et d’Ysé l’illustrent, à chaque fois que l’un déclare quelque chose l’autre s’y oppose. Ysé :

                                                           Le matin était plus beau.

Mesa :

                                                       Le soir le sera plus encore.
Lorsque Ysé dit : 

                                                La comédie est amusante parfois.

Mesa répond : 

                                                          Je n’ai point d’esprit.

Et lorsque Mesa déclare que c’en est trop, Ysé demande : 

                                                              Est-ce assez ?

Mais la perfection n’est possible que par l’union de ces deux forces contraires. Quand Ysé
dit :

                                Et je suis un homme en toi et tu es une femme avec moi

cela appelle et rappelle cette union où toutes les choses ne font plus qu’une afin de se fondre dans le divin, la communion mystique des êtres. Les identités sexuelles ne sont pas séparées, au moins pas autant que l’on croit :

          Alors le Seigneur Dieu fit tomber l’homme dans un profond sommeil. Il lui prit une côte et referma la chair à sa place. Avec cette côte, le Seigneur fit une femme et la conduisit à l’homme (…)
                                                                                                                        (Genèse, II, 21-22)

Aussi la pièce de Claudel est-elle une parabole da la chute et de la rédemption, la première due à la femme, la deuxième à l’homme car Mesa ici, en quelque sorte symbolise le Christ et Ysé l’humanité sourde et aveugle (la scène des retrouvailles où Mesa s’adresse à Ysé qui ne l’écoute pas). Ysé détourne Mesa de Dieu, avec la connivence de Mesa elle tue son mari, elle lui fait dire et écrire des choses « affreuses » dans ses lettres, à cause de sa trahison et dit clairement :

           Ce n’est point le bonheur que je t’apporte, mais ta mort, et la mienne avec elle.

Ce qui fait penser aux paroles de Jésus : 

                                  Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. 

Et Mesa est une victime consentante : 

           Ah, tu n’es pas le bonheur ! tu es cela qui est à la place du bonheur. J’ai frémi en te reconnaissant, et toute mon âme a cédé.

L’homme est entraîné dans sa chute à cause de sa passion pour la femme. Dans le Cantique des cantiques nous trouvons cette idée :

           L’amour est aussi fort que la mort (…) Comme la mort aussi, la passion nous tient (…) Elle est une flamme ardente, elle frappe comme la foudre.

En revanche, cette même femme, tient en son pouvoir le salut de l’homme, dans la mesure où elle le libère de son propre égoïsme, lui révèle la puissance de l’amour et lui montre comment se donner, ou pour aller plus loin, comment s’offrir.

                                   Il est plus facile, Mesa de s’offrir que de se donner

dit Ysé. Mesa est le ‘professeur’ d’Ysé, mais:

             Est-ce qu’il n’est pas meilleur de ne plus se retrouver supérieur à personne, mais ce qu’il y a de plus faible (…) comme une chose par terre qui ne peut plus tomber.

lui apprend Ysé. Ysé, c’est aussi la possibilité de la rédemption. Dans le dernier acte, acte III, elle revient vers lui, moribond, et dit :

                       Mesa, je suis Ysé (…) Les rêves sont finis. Il n’y a plus que la vérité.

En suivant la femme l’un risque de se perdre mais il risque aussi d’être sauvé :

                                                                      Lève-toi

dit Ysé cette fois-ci à Mesa,

         et vois moi comme une danseuse écoutante (…) Suis-moi, ne tarde plus ! Grand Dieu ! me voici (…) O Mesa, voici le partage de minuit ! et me voici prête à être libérée.

En sauvant la femme, l’homme lui-même se fait racheter par Dieu.
L’Orestie est une tragédie qui parle de la loi du talion, évoquée même dans la Bible judaïque: œil pour œil, dent pour dent. Claudel, en revanche, ne croit pas en auto-justice qui est dans l’Orestie source de la démocratie. Il est chrétien et croit comme Dostoïevski en conscience comme forme de justice (un des problèmes de la Conscience humaine, celle du Crime et du Châtiment). Dans le concept chrétien, la conscience psychologique est évoquée comme une lumière, la conscience morale comme une voix. La première nous éclaire, la deuxième nous parle. La notion de péché provient du jugement que notre conscience porte sur les actes que nous avons accomplis, les paroles que nous avons proférées, les pensées que nous avons émises. Le crime est une transgression de la loi divine (et humaine) allant à l’encontre de la conscience morale, intrinsèque à l’homme. Le crime et le châtiment représentent un jugement immanent et la chute qui a altéré le réel créé par Dieu a entraîné aussi la culpabilité collective de la race humaine, au moins dans l’esprit chrétien. Le mea culpa des catholiques est la conséquence du péché originel. Il y a une certaine universelle solidarité chez Claudel, un effet papillon, à l’instar de Dostoïevski, exprimée dans les paroles su starets Zosime dans Les Frères Karamazov :

                                          Chacun est coupable pour tout et pour tous.

Au moment de sa conversion Dimitri Karamazov dit aux religieux :

             Mon frère demandait pardon aux oiseaux ; cela semble absurde, mais c’est juste, car tout ressemble à l’Océan où tout s’écoule et communique, on touche à une place et cela se répercute à l’autre bout du monde.

Cela fait penser, aussi, à Kafka et à son Procès. Nous verrons que chez Claudel, il y a aussi ce partage du péché originel ou individuel ; tout est sous le signe de ‘partage’ chez Claudel, partage de midi, partage de minuit. Comme dit le curé d’Ambricourt dans les Dialogues des Carmélites :

                         (…) nos fautes cachées empoisonnent l’air que d’autres respirent.

Mesa voue sa vie à Dieu et l’abandonne pour une femme – crime. Mesa n’est pas coupable mais il est responsable de la mort du mari de cette femme – crime. Mesa vit une relation adultère avec Ysé – crime. Mesa essaye d’assassiner l’amant de sa maîtresse (Amalric) – crime. Mesa est un égoïste – crime. Mesa adore la créature plus que le créateur – péché. Mesa est resté conscient tout au long de la pièce de sa faute. Dans son cantique, il avoue ne pas avoir aimé Dieu comme il fallait, qu’il avait refait connaissance avec son néant, et qu’il avait regoûté à la matière dont il était fait. C’est là son grand péché, relier avec la matière, avec la chair :

               J’ai péché fortement (…) que j’étais un égoïste (…) Nous n’avons point ménagé les autres ; et nous-mêmes, est-ce que nous nous sommes ménagés ?

Ysé est l’incarnation de la femme pécheresse. Elle est vaniteuse,

             il faut que vous restiez ici tous les deux. Pour causer avec moi et pour m’amuser (…) Je suis contente que vous me trouviez belle (…) Est-ce que c’est pour rien que je suis belle ? (…) si tu savais comme cela est terrible pour une femme, de se regarder dans la glace et de voir que l’on vieillit (…).

(dans l'Ecclesiaste, chapitre I, verset 2, nous lisons : Vanité des vanités, tout est vanité.)

Ysé est matérialiste,

                                                              Vous n’aviez pas d’argent 

disait-elle à Amalric après que ce dernier lui avait demandé pourquoi elle ne voulait pas être avec lui dix ans auparavant. Plus loin elle dit : 

              Après tout, je suis une femme, ce n’est pas si compliqué. Que lui faut-il que sécurité (…) ?

C’est aussi une femme adultère qui trompe d’abord son mari avec Mesa et ensuite, elle trompe Mesa avec Amalric. Elle quitte ses enfants. De plus, l’on ne réussira jamais à élucider le mystère qui plane autour de la mort de son enfant avec Mesa. La mort de cet enfant s’est produite si subitement et étrangement que cela laisse la place à croire à un infanticide. Après tout, Ysé, ne frôlait-elle pas la folie à ce moment-là ? La mort de son enfant la laisse calme pour ne pas dire indifférente lorsqu’elle l’annonce à Amalric.
Allons plus loin. Il y a une notion de crime sous-jacente. Une faute qui provient des tréfonds de l’être. C’est le droit au bonheur et la culpabilité engendrée en ressentant ce bonheur. On dirait qu’être heureux pour Claudel égale un crime. Il le fait voir à travers les paroles et l’attitude de Mesa. Il dit à Ysé :

                                                           Niez que vous soyez heureuse.

On ressent comme un reproche dans ces paroles.

                                                                       Chacun vous aime. 

Comme si c’était quelque chose d’obscène que d’être heureux, beau et aimé. Ysé lui répond :

                                                     Si je suis belle, ce n’est pas ma faute.

Faute est un mot récurrent dans le Partage de Midi, elle est omniprésente et Mesa se demande :

                                                                    Où est ma faute ?

Le bonheur quand il existe n’est jamais pur, mais toujours mélangé à un autre sentiment, à l’acte II, Ysé se confie à Mesa : 

                                                        Et j’ai honte et je suis heureuse.

C’est un bonheur impur car charnel. Même Amalric comprend et dit à Ysé par rapport à Mesa : 

                                         Regardez-le quand vous riez ! Cela l’agace et le ravit. 

La faute est toujours une réponse à la tentation qu’on n’arrive pas à maîtriser. La chute de l’homme est due à son impossibilité à ne pas succomber à la tentation. C’est très étrange lorsque, d’abord Mesa dit à Ysé : 

                                        Laissez-moi vous regarder car vous êtes interdite. 

Plus loin Ysé s’adresse à lui avec les mêmes paroles : 

           Je suis celle qui est interdite. Regarde-moi Mesa car je suis celle qui est interdite. 

Normalement, lorsque la tentation est trop forte (et elle l’est la plupart du temps) on essaye, symboliquement, de détourner la tête, de regarder ailleurs, de l’autre côté ; ici, ce n’est pas le cas. Nous reconnaissons la double nature de la femme, c’est une sirène et une vierge. Elle appelle et repousse à la fois. Son plus grand crime, c’est qu’elle est tentatrice.
Les frontières qui séparent le châtiment infligé par Dieu de l’autopunition ne sont pas étanches chez Claudel. Tout comme Dostoïevski, Claudel est un existentialiste à part, étant donné qu’il est le partisan de l’idée du libre arbitre, d’une vie humaine dépourvue de la prédétermination et de la fatalité mais tout en ayant une forte foi en grâce divine.
Chacun des personnages est puni à son tour. De Ciz est mort, Amalric meurt à la fin, probablement assassiné par les Chinois. Mesa se voit abandonné par Ysé, peut être l’unique être qu’il ait jamais aimé, tout comme lui, il avait abandonné Dieu, en quelque sorte. Il meurt tué par l’amant de la femme adorée. Son enfant avec Ysé meurt aussi. La mort est tout autour de lui. Ysé meurt à ses côtés. Le châtiment que Dieu nous réserve, c’est la mort, la mort physique et c’est justement elle que nous craignons le plus. La peur de la mort est omniprésente surtout à cause du fait que l’on ne sait pas ce qui nous attend après.

                                                                J’ai peur de mourir. 

dit Ysé,

                                                 Il est affreux de mourir et d’être morte. 

Elle comprend instinctivement la peur de Mesa qui lui demande si elle voit de la peur en lui devant la mort. Elle répond qu’il ne faut point avoir honte car c’est le plus vivant qui a plus horreur de cesser de vivre,

                             comme ils ont (les hommes) donc peur de souffrir et de mourir.

Cette anticipation d’une mort prochaine plane au-dessus des personnages. Tout au début de la pièce, Amalric, homme du présent, fait une prophétie, une sorte d’ironie tragique, en disant que l’année suivante ils seront tous morts. Mais la crainte du châtiment dans l’au-delà est plus puissante encore. Ysé est consciente de ses péchés. Ce n’est pas pour rien si l’on assiste au dialogue d’Amalric et d’Ysé concernant Dieu pendant l’occupation des Chinois, devant une mort imminente. C’est seulement à ce moment-là qu’elle commence à se poser des questions, à réfléchir. Ysé veut savoir si Dieu existe car elle a péché. Amalric lui dit que non et elle est rassurée, elle se dit qu’elle n’a alors rien à se reprocher, mais elle n’est pas convaincue. La punition de Mesa est la souffrance causée par l’abandon. Il la comprend et l’assume : 

                     C’est ainsi que vous me punissez, par l’amour épouvantable d’un autre !

Sa souffrance est énorme, il la compare à la passion du Christ, à son agonie sur la croix. La différence est que l’amour qu’éprouvait le Christ était humaniste, universel, pur. L’amour éprouvé par Mesa est coupable et charnel :

                                                                  Mon crime est grand. 

Son châtiment est sa souffrance insupportable,  l’amour épouvantable d’un autre, avant que la mort ne vienne, l’ultime punition.
Cette punition, vient-elle de Dieu ou ce sont nos choix qui nous font souffrir ? Claudel est croyant tout en étant existentialiste. Nos propres désirs, nos choix sont conditionnés par nous, par notre libre arbitre. Personne n’a poussé Mesa ou Ysé à s’aventurer dans un amour coupable. Ils y ont été conduits par leurs propres désirs. La conscience humaine est un puissant mécanisme intérieur qui est à l’origine de l’autopunition à laquelle conduit le mea culpa, la culpabilité assumée ou non. L’œil de Caïn est en tout un chacun. Notre conscience nous fait souffrir et c’est pire que la mort : 

               (…) il y a des moments où c’est comme quand on sent que quelqu’un vous regarde, sans relâche, et l’on ne peut échapper, et quoiqu’on fasse (…) il est témoin. Il nous regarde en ce moment. 

Symboliquement, cela est représenté par le miroir, comme dans la scène où Amalric et Mesa se disputent Ysé et Mesa tombe, blessé par Amalric. Ysé ne regarde pas directement ce qui se passe, elle est tournée du dos et voit tout « dans le miroir ».
La question de salut est intimement liée à celle du crime et du châtiment. Nous retrouvons chez Claudel l’idée chrétienne de salut qui passe toujours par la souffrance qui est expiation. La souffrance est noble, elle a une valeur suprême, et est commandée par Dieu. Edith Stein a très bien expliqué ce phénomène appelé souvent à tort masochisme :

              Souffrir et mourir, c’est le lot de tout homme. Mais quand il est membre vivant du corps du Christ, la divinité de la tête confère à sa souffrance et à sa mort une force rédemptrice. C’est la raison objective pour laquelle tous les saints ont aspiré à la souffrance.

Le salut est possible, mais uniquement par la souffrance, la rédemption passe par la douleur, c’est la catharsis. Sonia dans Les Frères Karamazov montre que seule la foi en Dieu peut sauver l’homme de sa dépravation. C’est exactement l’idée à laquelle souscrit Claudel. Et c’est en quoi Claudel et Dostoïevski diffèrent des autres existentialistes. Nous disposons de notre libre arbitre car Dieu voulait que nous soyons libres. Mais nous vivons dans un monde chaotique car nous ne sommes pas des êtres parfaits car toujours tiraillés entre le Bien et le Mal, entre nos désirs et nos possibilités, très loin de Dieu. Mais quand le chaos trouve son Maître, on a trouvé la rédemption.
Mesa croit en salut parce qu’il croit en Dieu et quoiqu’il ne soit pas tout à fait rassuré concernant son propre salut il estime quelque part possible de l’accorder à un autre, quand il dit à Ysé :

                                        Lève-toi et je te sauverai, je sauverai Ysé de la mort. 

Il dit aussi : 

                                              Donne-moi mon enfant pour que je le sauve. 

Cela rappelle le Christ et ses paroles adressées à Lazare.
Ysé se croit tellement coupable comme nous pouvons le voir dans le dialogue avec Amalric, dans l’acte III, qu’elle se laisse convaincre quelque part par ce dernier que Dieu n’existe pas sinon le pardon, pense-t-elle, ne serait pas possible pour elle, plus loin elle dit à Mesa : 

       Est-il possible que je sois sauvée ? Je le vois, je vois tout. J’ai fait des choses affreuses.
Au début de la pièce, nous voyons Mesa pour qui le sens de la vie consiste dans le fait de rechercher et mériter le salut de son vivant :

Or je voulais tout donner, il me faut tout reprendre (…) J’ai perdu mon sens et mon propos.

Mais il évolue en apprenant quelque chose d’Ysé (cette femme, instrument de Dieu), quelque chose de très important pour le salut de son âme, c’est de savoir « s’offrir ». Il le dit à Ysé, il se donne à elle et lui demande de prendre ce qu’il lui faut. Il comprend que le sens de la vie n’est pas dans la recherche du salut de l’au-delà, mais c’est d’aimer et de se laisser aimer :

                                      Il est dur de ne pas être aimé. Il est dur d’être seul.

Le chemin qui mène à Dieu, c’est le chemin de l’amour, encore, faut-il apprendre à ne pas le rendre coupable et purement charnel. De l’Éros vers l’Agapè.
Le salut sans crime n’est pas possible. Dieu nous pardonne et nous absolve. La seule manière d’y accéder est d’avoir foi en Lui et d’aimer. Aimer comme Christ a aimé et souffrir comme il a souffert. Définir le Partage de Midi comme discussion sur un problème humain capital montrerait la volonté de Claudel de s’inscrire dans une lignée de réflexion autour d’un thème, de reprendre un débat jamais interrompu sur une question essentielle.
Avec Dostoïevski il partage le thème d’une éventuelle rédemption du criminel, rédemption dans laquelle l’amour humain joue un rôle immense. D’autre part, à la différence de l’Orestie qui représente un jugement et un acquittement, où la divinité est présente, le jugement et l’acquittement ne nous sont pas présentés dans le Partage de Midi. De plus, le crime n’est pas direct et la mort des héros n’advient pas ouvertement comme un châtiment pour leur faute ; ce sont eux qui le vivent comme une épreuve purificatrice envoyé par Dieu. Et c’est en cela que l’on peut parler d’une sorte d’autopunition. On n’est jamais sûr chez Claudel si le châtiment vient de l’extérieur ou il est à l’intérieur de nous.


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