"L'EUROPE" DE BLAKE : PROBLÈME DE TRADUCTION
I] Traduction
1
Enitharmon dormit
Dix-huit cents ans. Homme
était un Rêve !
La nuit de la Nature et leurs
harpes relâchées !
Elle s’endormit au milieu de son chant
nocturne
5
Dix-huit cents ans, un
rêve de femme.
Des ombres d’hommes en troupes
flottantes sur les vents
Divisent les cieux d’Europe
Jusqu’à ce que l’Ange
d’Albion, frappé par sa propre peste, fuit avec sa
troupe.
10 Le nuage pèse sur la rive
d’Albion
Rempli de démons immortels de
l’avenir :
Au conseil se rassemblent les Anges
d’Albion frappés ;
Le nuage pèse sur le lieu du
conseil, se précipitant vers le bas
Sur les têtes des Anges
d’Albion.
15
Une heure ils restèrent
ensevelis sous les ruines de ce hall ;
Mais comme les étoiles
montent du lac salé, ils s’élèvent dans la douleur,
Dans des brumes agitées,
submergés par les terreurs de temps belliqueux.
Perturbés dans leurs
pensées ils montent de ces éclatantes ruines, suivant
en silence
Le Roi ardent, qui cherchait
son ancien temple, en forme de serpent,
20
Lequel déroule sa longueur ombreuse le long de la blanche Ile.
Autour de lui, enroulés, ses
nuages de guerre ; silencieux, l’Ange partit
Le long de rives infinis de
Tamise à Verulam dorée.
Là se tiennent les portiques
vénérables qui élèvent très haut
25
Leurs piliers enrobés de
chêne, faits de pierres massives, taillées
Par aucun outil, pierres
précieuses, si éternelles dans les cieux,
De douze couleurs, dont peu
connues sur terre, donnent de la lumière dans
l’opaque
Disposées dans l’ordre des étoiles, quand les
cinq sens envahirent
30
Dans le déluge l’homme né da
la terre ; ensuite transformèrent les yeux
liquides
En deux orbes immobiles,
concentrant toutes choses :
Les spirales toujours variables montant vers
les cieux des cieux
Etaient inclinées, vers le
bas, et les portes d’or des narines se fermèrent,
Se tournèrent vers
l’extérieur, barrées et pétrifiées contre l’infini.
35
La pensée changea l’infini
en un serpent, ce qui a pitié
En une flamme dévorante ; et
homme s’enfuit de sa face et se cacha
En forêts de la nuit : alors
toutes les forêts éternelles furent divisées
En terres tournant en cercles
de l’espace, qui à l’instar d’un océan
se précipitèrent
40
Et submergèrent tout, excepté
ce mur fini de chair.
Alors fut formé le
temple-serpent, image de l’infini
Renfermé dans des révolutions
finies, et homme devint un Ange,
Le ciel un puissant cercle
tournant, Dieu un tyran couronné.
I
] Commentaire
Les
poèmes l’Europe et l’Amérique sont les seuls dont le titre comporte
une indication prophétique. Si l’on commence à s’intéresser à l’intertextualité,
on découvrira que le poème Europe est
en partie inspiré par Paradise Lost
de John Milton et aussi des conséquences et des résultats de la Révolution
Française dont Blake n’était guère content mais plutôt déçu. Ce poème mythologique
et très hermétique commence par la séparation de la lumière et des ténèbres, le
dualisme qui marque l’œuvre entière de Blake, mais surtout ce poème. Le nouveau
monde qui apparaît de cette manière-là prend des formes étranges, s’éloigne de
la source qui l’a créé et devient possible à percevoir seulement grâce aux cinq
sens qui se développent progressivement au fur et à mesure que l’univers devient
plus solide (Blake croyait que le monde matériel est issu du monde spirituel
dont les vibrations sont devenues plus basses, la pensée étant à la base de
cette création – doctrine alchimique). Lors de la traduction de l’extrait c’est
justement ce morcellement du divin qu’il faut prendre en compte. À cet effet,
le passage abonde en enjambements et en rejets qui marquent et soulignent la
déstructuration de l’éternité. A savoir que pour Blake l’éternité n’est pas une
unité linéaire qui s’étend à l’infini mais (encore une fois, selon
l’hermétisme) l’existence simultanée de toutes choses sans division temporelle
en passé, présent et avenir, où tout se rejoint et devient UN.
Au
deuxième vers il convenait de traduire « eighteen hundred years » par la même expression
qui existe en français « dix-huit mille ans ». On resterait plus près du texte
et cela permettrait de garder la densité de la tournure et le nombre « cent »
qui symbolise le siècle, séquence beaucoup plus importante pour l’esprit humain
que celle de mille ans qui évoquent quelque chose de trop éloigné et
inconcevable. A la fin du même vers le nom anglais « Man » est sans article.
Chose bizarre car si l’on veut généraliser, on utilise en anglais soit le
pluriel sans article soit le singulier avec l’article indéfini. Dans tous les
autres cas, c’est-à-dire, quand le singulier apparaît sans article on ne peut
comprendre qu’une seule chose, c’est que Blake fait de l’homme une pure
abstraction. On se demande même s’il parle de lui comme de l’être humain, tel
que nous le connaissons aujourd’hui ou il le présente comme une idée de Platon,
quelque chose d’abstrait, de spirituel, et d’étranger au monde matériel. La phrase
ne contredit pas cette possibilité, puisque il dit : « Man was a Dream ». Blake
a situé l’homme, par là-même, dans une dimension métaphysique et insaisissable.
C’est pour cela qu’il faut omettre l’article en français - pour rendre la pensée
et le message de Blake plus authentique. Le vers 4 est ambigu étant donné que
l’on ne peut pas tout à fait comprendre le moment de l’endormissement
d’Enitharmon. Pierre Leyris l’a traduit par « elle dormit au milieu de son
chant nocturne » mais la question logique qui se pose est : Comment quelqu’un
peut dormir au milieu de son propre chant ? Certes l’expression anglaise pour
dire s’endormir est « to fall asleep » mais cette omission du verbe « fall » ne
représente rien d’inattendu chez Blake dont la poésie abonde en ellipses. Donc,
la traduction plus pertinente serait : « Elle s’endormit au milieu de son chant
». Pour mieux souligner cet énorme laps de temps qui s’étend sur presque deux
mille ans, Blake procède à l’enjambement qui envahit les deux tiers du vers
suivant et finit par « a female dream » très mal traduit d’ailleurs. Leyris propose
: « un rêve féminin ». Or, ce n’est absolument pas le sens de cette expression.
La vraie traduction est : « un rêve de femme ». Enitharmon est une femme,
l’émanation d’Urthona, son principe féminin, mais une vraie femme, la preuve
est qu’elle est épouse matérielle de Los. Alors traduire ce rêve par un rêve «
féminin » tout simplement, serait sous-traduire car même un homme peut avoir un
rêve féminin, dans le sens où celui-ci peut être doux, peut évoquer le coté
sentimental, émotif de la femme mais ne vient pas d’elle. Il faut insister sur
le fait que c’est un rêve de femme, de LA femme qui est Enitharmon, symbole de
la domination du principe féminin, appelé anima
chez Jung un siècle plus tard, appelé Lilith ou Ève six mille ans auparavant.
Donc, on se doit de préciser que ce rêve appartient à une femme, c’est SON rêve.
Au vers 8, le nom « plague » est sur-traduit. En aucun cas ça ne veut dire «
fléau ». Blake s’inspire beaucoup de la Bible qu’il connaît très bien, et il
sait par ailleurs que le mot « fléau » est réservé à Dieu, il n’y a que lui qui
peut le provoquer. Un ange peut occasionner un autre genre de dégât : une
épidémie par exemple ou une vraie peste. Ici, il y a un rejet (vers 9) qui
symbolise l’éloignement, l’éloignement spatial de l’Ange, frappé par son propre
malheur après l’avoir infligé aux habitants de la Terre. Il se voit « rejeté »,
renvoyé (par la force des circonstances) loin dans l’espace infini.
Au
vers 10 Blake dit : « The cloud bears hard on Albion’s shore”. L’expression “to
bear hard” en anglais est chargée de sens. Il ne serait pas prudent de la
traduire par un simple verbe « aller » qui est d’ailleurs un verbe de mouvement
et qui dit ‘mouvement’ dit ‘légèreté’. En effet ce qui est lourd ne se meut pas
ou se meut de façon très difficile. C’est pour cela traduire « bears hard » par
« va droit » signifierait passer complètement à côté du vrai sens de la phrase
qui est celui de la pesanteur, de quelque chose qui accable et oppresse. Cela fait
penser au Spleen de Baudelaire :
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur
l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et
que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il
nous verse un jour plus triste que les nuits…
C’est
justement le sens de ce vers de Blake et l’expression est répétée au vers 13 ce
qui accentue sa présence pénible et envahissante. Ensuite, concernant
l’expression « they lay buried » au quinzième vers, il est à noter que le verbe
« bury » signifie « enterrer ». La traduction tout à fait légitime surtout si
l’on a présent à l’esprit le caractère macabre de la prophétie de Blake. Les
Anges d’Albion sont enterrés vivants sous cette masse nuageuse.
Le
mot « hall » devrait être traduit par emprunt vu que le mot « salle » ne
correspond pas tout à fait au mot « hall » signifiant une grande salle longue,
en forme de couloir (à garder dans la traduction). Il est à noter que Blake
omet au 17ième vers d’ajouter encore une consonne « g » dans « strugling ». Les
occurrences lexicales de ce type chez Blake sont récurrentes. À la 18ième
ligne, traduire « following » par le verbe correspondant à l’infinitif signifierait
rendre virtuelle une action qui ne l’est pas et priver le message de son sens
duratif. Alors, il faut traduire par le gérondif « en suivant ». Quand il s’agit
de la traduction du vers 34, l’adverbe » against » est traduit par P. Leyris
par « à l’encontre de ». Mais cet adverbe en anglais a la même
signification que « contre » en français. À savoir qu’il marque quelque chose
de très près spatialement, quelque chose sur quoi on s’adosse, qui nous soutient.
On a presque l’impression que l’éternité est solide, faite de matière concrète
qui représente une sorte de support (Blake a besoin de la présenter comme cela
pour pouvoir la segmenter ensuite). Donc, si l’on peut traduire un mot toute en
gardant son sens logique sans oublier le sens sémantique, il convient de le
faire.
Le
problème qui se pose dans cette traduction est de respecter les enjambements imposés
par l’auteur. C’est souvent très difficile vu l’ordre des mots différent en
anglais et en français. L’adjectif vient, généralement avant le nom en anglais,
la situation est inverse en français. Par exemple, au vers 18, dans la
traduction, on doit, soit rejeter « en silence « au vers suivant, soit faire la
même chose avec le gérondif, soit les garder tous les deux au même vers ce qui
serait plus dans l’esprit français. Donc, rendre compte de la fragmentation d’une
notion abstraite (éternité) en désagrégeant les vers dont la prononciation est
faite au moyen du souffle (attribut et phénomène divin) est génial mais rend
délicat la traduction dans une autre langue d’autant plus que les asyndètes des
deux derniers vers n’ont pas l’air naturel en français. Le choix des mots est
fondé, aussi, sur ce morcellement, introduit par un champ lexical de l’éternité
: dix-huit mille an, rêve (autre dimension de l’éternité), divisent les cieux…, immortels, futur,
temps, éternel etc…
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