LA SYMÉTRIE ET L'ANTITHÈSE DANS LE THÉÂTRE TRAGIQUE D'ISAAC DE BENSERADE (3)
b) la mort d’Achille
et la dispute de ses armes
Dans La
mort d’Achille, Benserade centre l’intrigue sur la mort du héros éponyme,
et il la déplace ensuite, dans l’acte V vers la dispute de ses armes, qui se
fait entre Ajax et Ulysse. Nous ne rencontrerons pas le même type d’intrigue
ici. Dans Cléopâtre, les deux
histoires étaient étroitement liées et parallèles. Dans La Mort d’Achille elles se succèdent, il y a entre elles un lien
causal, donc il n’y a qu’une ligne du temps, et elle est linéaire.
De prime abord, lors de la première lecture, on est amené à conclure que
la pièce est assez mal proportionnée en ce qui concerne les règles de la
rhétorique. En effet, la plus grande partie de l’œuvre, ou plus précisément les
quatre premiers actes, sont tous sous le signe du genre délibératif. L’action –
mais non pas l’intrigue – est plutôt statique et on ne peut qu’attendre un élément
qui viendrait perturber le cours de l’histoire. Briséide exhorte Achille à
recevoir la famille d’Hector, ensuite Priam avec Hécube et Polyxène l’exhorte à
leur rendre le corps d’Hector. Ulysse et Ajax essayent vainement à convaincre
Achille de continuer à se battre du côté des Grecs car ils le voient s’éloigner
doucement et sûrement de leur camp. Vers
la fin de l’acte III et IV, Alcimède et Briséide sentant le malheur venir
insistent pour qu’Achille réfléchisse et raisonne car son comportement ne
présage rien de bon. Alors toute l’action se réduit à une longue exhortation
qui finit toujours par échouer – toujours
sauf une fois, lorsqu’une subtile ironie tragique se fait sentir à l’acte I, où
Briséide, la captive et la confidente d’Achille, emploie tous ses moyens pour le
convaincre d’entendre Priam. Chose gravissime, car cela représentera sa perte
prochaine, étant donné qu’Achille succombe à ses sollicitations, accueille la
famille de Priam et tombe amoureux quasi instantanément de la fille de
ce dernier, Polyxène. Briséide se suicidera.
Au dernier acte, nous trouvons le genre
judiciaire. Achille n’est plus là. L’action jusqu’à présent toujours au même
point, ne s’accélère pas mais change et tranche. La seule chose qui vient
perturber le calme est le coup de théâtre qui surgit à l’acte III lorsqu’Achille
tue Troïle et scelle son destin à tout jamais. On y voit une intrigue riche en
volume, si l’on peut dire, mais pauvre en action. Cela entraîne, bien
évidemment une temporalité hétérogène dans les enjeux dramatiques, différente
de celle que l’on retrouve dans Cléopâtre.
Tout se passe comme si l’on partageait la
tragédie en deux temps. Les événements sont intimement liés, leurs liens se
trouvent dans la profondeur des enchaînements causaux, mais ils ne sont pas
simultanés. Donc, il y a de nouveau une déchirure et cela engendre une union
dynamique compensant le manque d’action. Le coup de foudre d’Achille, le coup
de théâtre avec Troïle, la mort d’Achille, ne suffisent pas à combler la
lacune, mais avec une action tragique post-mortem,
dont les tensions se font sentir à travers les personnages d’Ajax et d’Ulysse,
tout à fait indispensables à l’histoire, Benserade réussit à faire sortir le
spectateur de l’état d’esprit engourdi dans lequel il l’avait plongé pendant
quelque temps. Il noue une nouvelle intrigue.
Si dans la première partie il se concentre
sur l’antithèse doxale entre l’amour et le devoir faisant penser aux héros de
Corneille, dans la deuxième partie, il met en rapport hostile deux notions
considérées depuis la nuit des temps comme opposées, la force et la ruse. On
remarque qu’un nouveau sous-plan se crée. Dans Cléopâtre, il a essayé de nous faire voir la différence entre deux
concepts proches, le triomphe et la victoire, présentement, il met en
opposition deux phénomènes ennemis.
La force et la ruse ont toujours été considérées en tant qu’antipodes. Mais chez
Benserade, cela prend des proportions mortelles car une fois la victoire
accordée à l’une d’elle, la défaite entraîne la mort. La force n’est jamais
souple, elle ne se brise pas, elle se casse. C’est ce qui arrive à Ajax qui
finit par perdre la raison avant de s’ôter la vie. Benserade mise sur
l’agressivité et la violence pour illustrer les tensions qui existent entre ces
deux notions. Et tandis que dans Cléopâtre
l’intrigue est menée de façon subtile, ici elle se fait de manière irascible.
a) Antoine –
Éros // César – Épaphrodite
A un niveau plus
profond s’opère un phénomène que l’on peut définir en tant que construction
spéculaire. Il se forme des couples de personnages qui agissent en binôme. D’un
côté apparaît le couple Antoine – Éros, et de l’autre, César – Épaphrodite. Cette opération produit un effet
de chiasme, selon la symétrie : AB / B’A’. Il se présente devant nous deux
souverains et leurs affranchis. Les échanges verbaux qui se font place
témoignent du gouffre qui existe – non seulement entre les personnages ou à
l’intérieur des personnages – mais aussi
dans les relations qu’un tandem entretient avec l’autre, qu’il s’agisse de
manière directe ou indirecte. Ici, ce rapport n’est pas évident, c’est-à-dire,
il
n’y a pas de confrontation ouverte par
conséquent, la tension n’est pas explicite, elle est beaucoup plus subtile.
Le dialogue entre Antoine et Éros, esclave à
qui Antoine a rendu sa liberté, ne se déroule absolument pas de la même manière
que le celui entre César et son affranchi Épaphrodite. La différence réside
dans le volume que la répartie de chaque personnage occupe ainsi que dans la
nature de l’échange et de ladite répartie. Dans le cas d’Antoine et d’Éros, il
y a un faux dialogue tandis que chez César et Épaphrodite nous remarquons qu’il
s’agit d’un dialogue ou les répliques sont bien proportionnées. A nouveau, nous
avons affaire à deux pôles opposés traduits par la mise en contraste des deux
binômes. D’abord le couple Antoine – Éros, qui personnifie la tolérance et la
bienveillance et puis le duo César – Épaphrodite véhiculant un message de
violence, d’intransigeance et d’implacabilité.
Aussi remarquons-nous que le personnage
d’Éros est marqué d’une grande loyauté envers son maître, accompagné de sincérité
et dévouement. Épaphrodite est beaucoup moins reconnaissant envers César, on le
voit puisque jamais un mot de gratitude ne sort de sa bouche. Il accepte ce
qu’Octave a fait pour lui, comme une chose qui lui est due. Comparant les
propos des deux affranchis lors de leur première entrée en scène, Éros
s’adresse à Antoine après une longue tirade plaintive de celui-ci :
Ma liberté me sert de légitime excuse,
Reprenez ma franchise, ou souffrez que j’en use,
Captif, je vous promis de
vous donner la mort,
Libre, je m’en rétracte, et
ne vous fais point tort ;
Vous m’avez fait un bien de m’ôter d’esclavage,
Si vous me le laissez, je le
mets en usage,
Et si vous me l’ôtez je suis
comme j’étais
Déchargé du secours que je vous promettais ;
Vous voulez que ma main dans votre sang se lave,
Si vous me contraignais, je suis encore esclave,
L’étant je ne dois point vous payer du trépas,
Et je n’achète point ce
qu’on ne me vend pas.
Je ne serai jamais homicide ni traître
Pour faire mon Bonheur du Malheur de mon maître,
Que mon corps dans les fers traîne un sort languissant,
J’y serai bienheureux si j’y suis innocent,
Qu’à vos sévérités je serve de victime,
Je souffre sans regret si je souffre sans crime.
Voyant la fin s’approcher, Antoine demande à Éros qu’il le tue. Ce
dernier refuse et argumente de la façon qu’on voit ci-dessus. Il procède de
façon dont plus ou moins tous les personnages de Benserade procèdent – par
antithèse. Il met les choses l’une en face de l’autre : captif//libre, liberté//esclavage, laisser//ôter,
acheter//vendre. Son argumentation est logique et pathétique à la fois. Il
donne des arguments d’ordre éthique : « Je ne puis vous tuer quelque
soit la raison puisque vous m’avez rendu ma liberté et je vous en suis
reconnaissant. Sauf si vous m’y contraignez. Cependant, si s’est le cas, et
vous me forcer de le faire alors je ne suis pas libre, mais toujours
esclave. » Et ensuite il s’appuie sur une argumentation plus pathétique
car il dit : « Quelque soit le motif pour lequel vous me demander de
vous ôter la vie, je ne puis consentir parce que “ je ne serai jamais homicide
ni traître, pour faire mon bonheur du malheur de mon maître” ». Antoine continue cependant à l’harceler :
Que de ton aide, ami, je suis mal assisté,
Et que je suis trahi de
ta fidélité.
Il se sert d’une image oxymorique pour faire culpabiliser Éros, et
continue :
La plupart de mes gens ont quitté mon service,
Tu fais par ta vertu ce
qu’ils font par leur vice,
Et comme cette troupe en ses lâches projets
M’aimait me haïssant,
en m’aimant tu me hais
[…]
L’oxymore qu’Antoine utilise à deux reprises traduit la réalité complexe
et stratifiée qui caractérise leur existence. Les mots antithétiques vertu//vice ont un impact direct sur l’esprit d’Éros car ici on a presque
impression qu’Antoine met les deux au même rang – ce qui n’est pas très loin de
la vérité d’ailleurs – et utilise la polyptote fais//font pour
rapprocher les actions néfastes d’Éros et de ses ennemis. On peut y voir un parallélisme car il n’arrête
pas de s’exprimer en termes : tu
fais//ils font, tu me hais//ils me haïssent… Il les range du même côté.
Et puis Éros se défend en évoquant son éternelle fidélité :
Prenez d’autres que moi pour vous être homicides,
Un seul vous est fidèle et cent vous sont perfidies,
Qu’un d’autre eux vous oblige en
ce désir pressant,
Il est déjà coupable et je suis innocent,
Qu’il répare sur vous ma désobéissance,
Que son crime une fois sauve mon innocence,
[…]
Sans que ces lâches mains lui creusent un tombeau,
Que je sois son esclave, et non pas son bourreau.
J’embrasse ses genoux.
Antoine
presse Éros à ce qu’il prenne son épée et met fin à ses jours. Éros consent. Il
ne voit pas d’autre issue. Il prend l’épée d’Antoine :
Réduit malgré moi à cette extrémité,
Mon cœur obéissons à la nécessité,
Faisons devant le ciel un acte illégitime,
Et tâchons d’éviter un crime par un crime,
Étonnons l’avenir de cet acte important,
S’il ne peut l’approuver, qu’il en parle pourtant,
Puisque vous demandez une cruelle marque
Des horreurs que l’on voit sur le front de la Parque
Quand d’un œil menaçant elle nous vient saisir,
Je m’en vais contenter votre sanglant désir.
Et là, nous assistons à un coup de théâtre :
ÉROS
Vous voulez que ce fer vous ôte la lumière ?
Vous attendez la mort de ma main meurtrière ?
Je dois être conforme à vos tristes souhaits,
Octroyez un pardon au crime que je fais.
[…]
Vous me pardonnez donc ma désobéissance,
Ou ma main si j’ai dû vous donner le trépas,
Me l’offrant me punit de ne vous l’offrir pas.
Éros se tue, pour ne pas devoir lever la main sur son maître. Ainsi, il
a donné la plus belle preuve de sa loyauté et de son dévouement.
Mais la situation est complètement différente en ce qui concerne César
et Épaphrodite. Ce dernier se montre sous une lumière tout à fait distincte. Il
accuse César de trop de clémence envers ses ennemis, comme s’il avait oublié le
don qu’on lui avait fait de sa liberté.
ÉPAPHRODITE
Faut-il goûter si peu le fruit d’une victoire,
Et pour cacher leur honte obscurcir votre gloire ?
Un cœur est bien peu fort quand la pitié le fend,
Quoi serez-vous
vainqueur sans être triomphant ?
Vous êtes donc sensible au souci de leur honte,
Et quand vous surmontez, c’est lors qu’on vous surmonte ?
La victoire en son prix ne se doit refuser,
Et qui l’acquérir doit savoir en user :
Ce n’est pas la raison que des soupirs, des larmes,
Interrompent le cours de l’honneur de vos armes,
Il faut être inflexible, et c’est un grand abus
De faire ses vainqueurs de ceux qu’on a vaincus ;
Qui voyant l’ennemi dont il a la victoire
A pitié de sa honte est cruel à sa gloire,
Et si ce mouvement ne s’altère, ô César !
Rome en verra bien peu derrière votre char.
Épaphrodite se montre bien ingrat. Mais non pas envers César mais envers
la vie qui l’a libéré de l’esclavage. La vie l’a traité avec indulgence et
mansuétude, lui, en revanche, ne montre que de la cruauté et de la
malveillance. Plus loin, lorsque César lui demande de quoi il l’accuse, il
répond :
D’avoir trop de
clémence,
Aux grands cette vertu
nuit
dans son abondance,
Étouffe la justice en un sévère cœur,
Oblige le vaincu, mais fait tort au vainqueur.
Cette lâche vertu n’en peut souffrir aucune,
Et vous en cachez cent pour n’en faire voir
qu’une.
Par elle vous quittez le prix de vos combats,
Vous ne châtiez point,
vous ne triomphez pas :
[…]
Usez de ce qui reste,
et pour votre bonheur
Dans Rome promenez leur
honte et votre honneur.
Épaphrodite mentionne deux fois victoire
sans triomphe. Cela fait réfléchir Octave. Quelque part cette obsession de
César par le triomphe vient d’Épaphrodite. Il est empoisonné par ses paroles.
En quelque sorte il représente le mauvais génie, tandis qu’Éros symbolise et
incarne le dévouement et la loyauté.
Commentaires
Enregistrer un commentaire