LA SYMÉTRIE ET L'ANTITHÈSE DANS LE THÉÂTRE TRAGIQUE D'ISAAC DE BENSERADE (5)


 II )  L’abîme entre les êtres humains


a)  un combat presque manichéen : Antoine et Cléopâtre vs César

Bien qu’on ne puisse pas parler d’Antoine comme d’un personnage tout à fait positif, vu l’aura du passé qui l’entoure – Antoine est un guerrier, de plus c’est un guerrier ambitieux et donc implacable – on doit tout de même le considérer en tant que protagoniste qui plaît au publique en raison des malheurs que la vie lui fait subir. Il faut souligner, tout de même, que dans le cas de César et d’Antoine, nous n’avons pas affaire à deux personnages antinomiques, au moins pas entièrement, mais à deux personnages complémentaires qui refusent de  l’admettre. Aussi faut-il noter qu’Antoine évolue considérablement au cours de la tragédie et gagne à la fin toutes nos sympathies. Ce dynamisme se traduit aussi dans les rapports entre Antoine et César ce qui crée une polarité ostentatoire que nous nous attèlerons à montrer.
Au début de la pièce, l’image qu’on nous donne d’Antoine est celui d’un homme défait, hésitant. Il atermoie ne savant pas quelle voie prendre et se trouve dans une décision permanente. Il ne s’agit plus simplement du choix à faire entre l’amour et la gloire, ce choix se dédouble et Antoine se trouve dans une situation délicate où il ne sait plus si dans l’amour même il doit choisir de rester avec Cléopâtre ou de la laisser à César. Toutes ses décisions qui sont, soit dit au passage, d’une durée déterminée, sont influencées par ses états d’âme du moment. Antoine est un impulsif, il vit en impulsif et il meurt en impulsif. A ce niveau là rien ne change, mais d’un autre côté, cette impulsivité est importante pour le bon déroulement de l’intrigue et pour la fin de la tragédie. Son personnage, dans ce sens, reste statique mais dynamise l’action.
L’implacabilité, l’inflexibilité et la dureté du guerrier s’estompent peu à peu et laissent place à l’amour inconditionnel qu’Antoine finit par éprouver pour Cléopâtre. Sa jalousie et sa possessivité passées se résorbent et Antoine finit sa vie en être dévoué et désintéressé pour lequel le seul bonheur consiste dans le bonheur de sa bien-aimée et de ses proches. Ce retournement n’est pas prompt. Nous le voyons progresser tout au long de la pièce : lorsqu’il parle avec Lucile ou Éros ou lors de ses longues tirades. Il finit par donner sa vie au nom de quelque chose de plus grand qui permettra à sa belle de vivre et d’être heureuse, au moins c’est ce qu’il le croit. Car avec Cléopâtre, il forme un couple où les échanges ressemblent à un dialogue des sourds. Ils se parlent mais ne s’entendent pas, ils ne se comprennent pas, ils n’arrivent pas à deviner leurs désirs respectifs, leurs peurs, leurs angoisses.  Antihéros au début du roman, Antoine et Cléopâtre deviennent à la fin des personnages avec lesquels on sympathise, et auxquels on s’attache.
César se tient à l’opposé d’Antoine. C’est un homme cruel, un hypocrite. Sa personnalité ressort lors des dialogues qu’il mène avec Épaphrodite et Agrippe, et il admet ouvertement à la fin de la pièce, après la conversation mielleuse qu’il a eue avec Cléopâtre, que son but n’était absolument pas d’être clément pour la clémence même, mais en l’honneur de son triomphe.
De ce point de vue on peut lui rapprocher l’héroïne éponyme. En effet, les deux fardent leurs propos, feignent d’être ce qu’ils ne sont pas. Chacun poussé par ses propres raisons, plus ou moins justifiées. C’est un combat qui de par sa nature n’a rien à avoir avec celui entre Antoine et César puisque ces deux derniers sont beaucoup trop différents. En revanche, Cléopâtre et César ont des points communs, et c’est pour cela d’ailleurs qu’ils ne réussissent pas à se tromper mutuellement. Il faudra un effort et une perspicacité hors du commun de la part de la reine d’Égypte pour endormir la méfiance d’Octave. Elle réussit et sa réussite sert à engendrer sa prochaine défaite subie dans la dignité et la grandeur. Il lui faudra faire baisser les gardes d’Octave et rester seule avec ses femmes en vue de procéder au dessein funeste. Elle y arrive et au moyen d’un aspic introduit dans un panier de fruits, elle se donne la mort.
Quoiqu’on puisse comparer et juger la façon d’être de ces deux protagonistes en ce qui concerne leurs motivations, on ne peut s’aventurer trop longtemps sur ce terrain. Puisqu’à partir du moment où l’on se lance dans l’analyse de leurs mobiles, on se rend compte immédiatement qu’ils ne sont pas identiques – comme on vient de le dire plus haut. Cela fait que nous acceptons Cléopâtre comme un personnage positif et une victime qui inspire en nous de l’indulgence, tandis qu’envers César nous ne ressentons que de l’aversion.
Voyons un peu maintenant de quelle façon Antoine nous est présenté dès son entrée en scène et comparons-la à celle d’Octave. On vient de le dire, Antoine est un homme défait. Il est déjà à moitié mort au moment où il entre en scène, son malheur est grand et ses plaintes n’ont pas de fin :

Trouves-tu ma misère à quelque autre commune ?
Ne puis-je pas sans peur défier la fortune ?
Peut-elle être plus rude, et peut-elle inventer
De nouvelles façons de me persécuter ?
Encore un coup, Lucile, en l’état déplorable
Où m’a réduit le ciel, suis-je reconnaissable ?
Un mortel pourrait-il, sans se trouver confus,
Voyant ce que je suis, croire ce que je fus ?
Dirait-on qu’on m’a vu plus craint que le tonnerre ?
Qu’on a vu dans ces mains la moitié de la terre ?
Et cet ingrate César qui me tient assiégé,
Dirait-il que ce bras autrefois l’a vengé ?
Qu’il a vengé son oncle, et que Brut, et Cassie
Ont pour s’en échapper leur trame raccourcie,
Que ces cœurs généreux dans un commun Malheur,
Pour éviter mon bras ont eu recours au leur ?
Hélas leur désespoir vaut mieux que mon attente !


Maintenant comparant ce discours à celui de César lorsqu’il entre en scène :

Rome, il fait obéir cette grandeur suprême
Qui t’élevait au ciel et te rabaisse elle-même,
Je suis fort de ta force, on ne craint plus que moi,
Et je suis triomphant de toi, même par toi :
Tu n’es plus absolue, et la terre servile
Aime mieux adorer un homme qu’une ville,
Les dieux tremblants t’ont vue au-dessus des humains,
Et je tiens ton pouvoir dans mes superbes mains,
Vois par dessus ton nom ma renommée errante,
Et pleure pour jamais ta liberté mourante :
Je ne suis point jaloux de ton repos commun,
Mais la reine des rois en doit respecter un,
Il faut que je commande aux lieux qu’un Tibre lave,
Et qu’un superbe enfant  tienne sa mère esclave,
Que ce vaste univers n’obéisse qu’à moi,
Que le ciel ait des dieux, mais la terre un seul roi,
Et je veux dans ces murs élevés par Romule
Voir en moi le succès des grands desseins de Jules :
Agrippe, dont l’avis n’est jamais rejeté,
Fais-je en ce projet noble une témérité ?

Nous voyons que ces deux discours n’ont presque rien en commun. Les deux s’adressent à leurs amis, qu’ils nomment d’ailleurs, mais le contenu et le message des deux propos divergent complètement.
Antoine commence sa tirade et la finit par des questions rhétoriques, se demandant pourquoi le sort s’acharne autant sur lui, tandis que César se considère, dans sa mégalomanie, égal aux dieux. Antoine est abattu, César est plein de confiance en lui. Le premier se plaint de son sort et le subit, le second le défie.
Regardons de plus près le champ lexical qui se trouve dans le discours d’Antoine : misère, peur, rude, persécuter, coup, déplorable, mortel, assiégé, ingrat, vengé, malheur, désespoir…, et comparons-le à celui de César : grandeur, suprême, élever, ciel, fort, force, triomphant, adorer, dieux, pouvoir, superbes, liberté, repos, reine, rois, commande, univers, succès, noble… D’un côté, il y malheur et l’impuissance, de l’autre côté il y a victoire et grandeur. César voit les choses en grand, il voit l’espace infini des possibilités traduit par des mots : univers, ciel, dieux… C’est le contrepoids du discours d’Antoine, César est son antithèse, chaque mot prononcé par Antoine est contrebalancé par César : assiégé//liberté, malheur//succès, désespoir//pouvoir, rude//superbe, misère//force… César, à la différence d’Antoine ne se pose pas mille questions, juste une, à la fin du discours et elle est posée à Agrippe de qui il n’attend que le consentement. C’est un homme sûr de lui, victorieux. La polyptote sur le mot  fort/force, prouve que ce sentiment est omniprésent chez lui. A la passivité chronique d’Antoine s’oppose l’activité et le dynamisme mental et physique de César. On examinera cette relation plus en profondeur dans le chapitre IV, disons pour le moment que les deux s’opposent mais restent complémentaires dans leurs différences.
Le rapport entre César est Cléopâtre est bien plus étrange car ils réagissent exactement de la même manière. Ils usent exactement des mêmes moyens pour arriver à leurs fins. Ils trichent, ils mentent, ils dissimulent. Nous allons nous concentrer sur un passage qui illustre le mieux le lien qui existe entre eux et qui concerne leur rencontre lors de la prise de la ville, après le mort d’Antoine, quand Cléopâtre se présente et se livre aux grâces de César. A la fin de l’acte IV, César reçoit Cléopâtre qui lui demande grâce pour elle et pour ses enfants. Elle essaye de l’amadouer, de le charmer, de le séduire, en un mot de le conquérir à son tour. Elle le flatte pour obtenir ses bonnes grâces :

Seigneur (car vous portez cette qualité haute,
Le ciel qui vous chérit vous la donne, et me l’ôte)
Vous voyez, ô César ! Une reine à vos pieds
Qui vit devant les siens des rois humiliés,
Qui fit par le pouvoir d’une beauté fatale
Qu’Antoine eut sa maîtresse, et Rome sa rivale,
Et qui dessus un trône élevé jusqu’aux cieux,
Pour voir les plus grands rois baissa toujours les yeux :
Le ciel soumet la même aux droits d’une victoire,
Parce que vous voulez, jugez de votre gloire,
Soyez content, songez remerciant les dieux
Que vous seriez cruel étant plus glorieux.

A ce propos mielleux, César répond de même :

Si vous ne saviez pas de quelle douceur j’use
Vers ceux que je surmonte, et que la guerre abuse,
Et si de mon côté j’ignorais de quel front
Vous recevez les coups que les malheurs vous font,
Si votre esprit plus grand que le mal qui l’outrage,
Ignorait ma clémence, et moi, votre courage,
Je vous croirais soumise à de plus rudes lois,
Mais vous me connaissez, comme je vous connais.
N’espérez pas qu’ici ma bouche vous console,
La mort que vous plaignez m’interdit la parole,
Tout le monde en commun pleure Antoine au cercueil,
Son trépas comme vous met la victoire en deuil.
Si vous souffrez des maux l’injuste violence,
C’est plus un trait du sort qu’un trait de ma vaillance,
Le hasard fait toujours le succès des combats,
Ne m’en accusez point, ni ne m’en louez pas.
[…]
Excusez si mes faits vous ont coûté des larmes,
On ne peut réprimer l’insolence des armes.

Le dialogue entre César et Cléopâtre est très intéressant, il donne à voir deux personnages quasi identiques qui se jaugent et où chacun pense gagner. Cléopâtre compare Octave à Jules César, elle utilise cette image pour inspirer en lui la clémence et l’indulgence de son père :


Je l’adore (César), ou plutôt à vos yeux je rends hommage,
Puisque vous me semblez sa plus vivante image,
Renouvelle (mon cœur) ce qu’autrefois tu fis,
Et laissez-moi chercher le père dans le fils.

                                 CÉSAR

Espérez tout de moi.

                                     CLÉOPÂTRE

Je veux dans ma misère
Obtenir deux faveurs, c’est tout ce que j’espère,
L’une que vous souffriez pour borner mon ennui
Que je retrouve Antoine en mourant comme lui,
C’est la moindre faveur que vous me puissiez faire.

                                CÉSAR

Je vous ferai, madame, éprouver le contraire.

                                CLÉOPÂTRE

[…]
Mais ne leur ôtez pas le sceptre d’une mère :
Ils n’apporteront point de trouble en vos projets,
Vous serez plus superbe ayant des rois sujets,
Ainsi que votre état goûte une paix profonde,
Demeurez absolu sur le reste du monde,
Cette vertu qui rend par un charme secret
L’obéissance aveugle, et l’empire discret,
Fasse voir sans flétrir vos lauriers, ni vos palmes,
Votre vie assure, et vos provinces calmes.

                                 CÉSAR

Espérez de vous voir dans vos adversités,
Et vous, et vos enfants royalement traits.

Mais Cléopâtre n’est pas dupe, elle est même très fine et aucunement rassurée par le beau-parler de César. On le quittant elle sait à quoi s’attendre :

Ce cruel ne m’a pas seulement regardée,
Dieux de quelle fureur me sens-je possédée !
Je vois bien qu’il faut faire avec le trépas
Ce que je n’ai pu faire avec tous mes appas.

Son pressentiment s’avère exacte car César dit à Agrippe peu après son départ :

Agrippe, elle est à nous, rien ne m’a surmonté,
J’ai fait céder la force à la subtilité,
Et j’ai fait voir trompant cette fine adversaire
Qu’à la vertu souvent le vice est nécessaire.
[…]
Mon cœur dans ces attraits où le plus fort s’engage
Est un rocher battu des vents et de l’orage :
Des soupirs affectés, mille amoureux hélas,
Que pour ne point aimer je ne comprenais pas,
Tout ce qu’a d’artifice une femme captive
Voulait me dérober le bien dont je la prive,
Elle devenait pale et changeait de couleur,
Pleurait par bienséance autant que par douleur,
Voit de ces regards qui surprennent les âmes,
Et de ses yeux mouillés faisait sortir des flammes,
Pour me le faire voir voulait meurtrir son sein,
Et parmi tout cela j’ignorais son dessein,
Elle ne s’efforçait en se faisant plus belle,
Qu’à me rendre vaincu, moi qu’à triompher d’elle.

    A ce propos on joindra celui que César prononce lors de la remise des clés de la ville. Après avoir tenu un discours bien alléchant aux députes où il les rassure sur ces bonnes intention et sa clémence, il dit une fois seul avec Agrippe et Épaphrodite:

Je serai ennemi de mon contentement,
Non, non, je flatte ainsi pour vaincre doublement,
Je les mène en triomphe avec moins de pompe,
Mon bras les a soumis, ma clémence les trompe,
Et déjà le vaincu par un trait sans égal
Honore ma fortune, et ne sent pas son mal,
Je mets tant d’artifice à déguiser sa peine
Que même il se croit libre alors que je l’enchaîne,
Je fais que tous ses maux lui passé pour des biens,
Et pour mieux l’éblouir je dore ses liens.

Nous remarquons la stratégie machiavélique de César, son hypocrisie et son art de dissimulation. On rapproche aussitôt à celui de Cléopâtre. La seule chose qui diverge, ce sont leurs motifs. César est gouverné par l’ambition et par le triomphe, Cléopâtre, en revanche, a un instinct de survie très fort. Elle doit penser, non seulement à elle, mais aussi à ses enfants et à son royaume. Le dialogue des deux nous donne à voir une image spéculaire où chacun se reconnaît dans l’autre et sait exactement à quoi s’attendre. César s’en doute que Cléopâtre essaiera de le séduire pour se sauver, elle, à son tour, sent que cette bataille est perdue d’avance (mais tente tout de même). L’avantage est au début du côté de César mais change de camp ensuite et permet à Cléopâtre de triompher. Car dans la tragédie de Benserade, César vainc mais Antoine et Cléopâtre triomphent.   

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