LA SYMÉTRIE ET L'ANTITHÈSE DANS LE THÉÂTRE TRAGIQUE D'ISAAC DE BENSERADE (6)






 
b)  le parallélisme : Achille et Priam

Nous retrouvons un autre type de symétrie dans le rapport qui existe entre Achille et Priam. Leurs griefs respectifs ne sont pas si différents l'un de l'autre. Au contraire, sur plusieurs points ces  deux personnages tout à fait extraordinaires se ressemblent. Achille a un père, Pélée, et il pense à lui et à son chagrin. Son meilleur ami, Patrocle est mort et Achille éprouve une douleur aiguë à la pensée de celui-là. La soif de la vengeance se réveille en lui et il fait tout pour l’étancher. Patrocle était aussi son cousin par conséquent on peut dire qu’Achille a perdu un membre de la famille.
Priam se présente en père affligé. Il a perdu presque tous ses fils. Ils ont péris par l’épée d’Achille. Cela ne diminue pas la valeur guerrière d’Achille aux yeux de Priam qui le respecte en tant que soldat. Mais Priam compte sur son humanité aussi. Connaissant très bien la triste histoire d’Achille il compte sur son indulgence, son bon sens, sa compassion et sa compréhension. Il fonde sa requête sur la ressemblance de leurs doléances respectives. Une sorte d’analogie dans leurs vies lui fait croire qu’Achille sympathisera avec lui et le laissera emporter le corps de son fils pour qu’il puisse être enterré. Priam en tant que père qui a perdu ses fils mise beaucoup sur la compassion d’Achille en tant que fils qui a en quelque sorte perdu son père.
Mais voilà le choc. Il s’opère un total renversement de la situation. Achille ne réagit pas du tout comme Priam l’espérait. Là, commence à y avoir une divergence entre les deux. Le discours d’un père ennemi n’adoucit pas le cœur du guerrier. Il reste fermement sur ces positions et refuse toute concession. On voit un Achille intransigeant, sans scrupules. Les parallèles préalablement tracées commencent à diverger. Ce qui nous paraissait logique jusqu’à présent ne l’est plus. Les similitudes se retournent l’une contre l’autre et créent un terrain dangereux. Ce qui paraissait être la force devient une faiblesse et danger car rien et personne ne garantit à Priam et à sa famille qu’ils sortiront indemnes du camp ennemi.
Alors deux choses toute à fait semblables sont mise en opposition, et il n’y tient qu’à un fil pour que les choses éclatent. L’introduction d’un nouvel élément était nécessaire pour rééquilibrer l’ordre des choses et instaurer l’harmonie là où tout paraissait sans issue. Bien sûr il s’agit de l’amour qu’Achille ressent envers la fille de Priam. La chaîne ne s’interrompt pas puisqu’à nouveau c’est un membre de la famille (de Priam en l’occurrence) qui décide – consciemment ou inconsciemment –  de la direction que les événements vont prendre.
Lorsque Priam parle nous avons l’impression que cela pourrait être facilement le discours du père d’Achille ou d’Achille même. Priam décrit exactement l’état d’âme d’Achille où moment où Patrocle est mort :

                                                                    Nous demandons mon fils,
                                                                    Par nos cris, par nos pleurs, par l’ennui qui nous presse,
 […]
Ha ! Si vous connaissez les mouvements d’un père
Qui sent mon infortune et souffre ma misère !
Le vôtre (brave Achille) est plus heureux que moi,
Cependant sa vieillesse est toujours dans l’effroi,
Appréhende pour vous, ne cesse de se plaindre
Et craint ce qu’autrefois j’eus le Bonheur de craindre.
Hélas je le souhaite exempt de mes malheurs !
Que jamais votre sang n’attire de ses pleurs.

Nous avons ici un double parallèle dans le sens où Priam peut être mis en rapport avec Achille même et puis avec son père tandis qu’Achille occupe la place de fils ainsi que d’ami. Il ya deux réflexions émanant de la même personne et traduisant la complexité des personnages. Achille à son tour, lorsqu’il parle, il parle en fils et en ami affligé, mais son sentiment guerrier vient contrecarrer ses intentions humaines :

J’ai pitié de vos jours que la misère suit,
Et je plains l’infortune où je vous vois réduit,
Pussai-je vous montrer comme j’en suis sensible !
Mais vous me demandez une chose impossible :
Vous voulez par des cris en obtenir le don,
Et contre la justice et contre la raison ;
Que votre fils Hector en ait abattu mille,
Ait combat pour vous, ait défendu sa ville
Et poussé contre nous par un courage ardent
N’ait pas même épargné mon plus cher confident,
À qui d’un coup de pique il fit mordre la terre,
Je savais sa valeur, et les lois de la guerre ;
Mais de le dépouiller après l’avoir tué,
Que ce lâche projet se soit effectué,
Le rendre après cela, c’est une faute insigne,
Il aurait les honneurs dont il est trop indigne,
Et l’on dirait de moi l’auteur de son trépas,
Achille fait mourir, mais il ne punit pas.
Le discours d’Achille montre à quel point leurs sorts sont semblables, et l’on pourrait même – après quelque subtiles modifications – échanger leurs propos. C’est-à-dire attribuer les propos d’Achille à celui de Priam et vice versa. Achille est le double de Priam comme Patrocle était le double d’Achille, c’est un vient-et-va constant qui se fait entre ces deux personnages.


c)  Ajax et Ulysse : force et ruse   
     Nous examinerons maintenant les harangues d’Ajax et d’Ulysse concernant les armes d’Achille lors de la décision  du Conseil des Grecs. Deux forces ennemies rivalisent ici : la force et la ruse. Bien sûr l’une n’exclut pas l’autre, souvent elles vont de paire, car la ruse est une force, elles sont indissociables, mais ici elles sont mises en opposition.                        D’abord nous remarquons que les deux harangues diffèrent en volume. Celle d’Ajax est beaucoup plus courte que celle d’Ulysse. Elle est aussi moins bien travaillée. Et tandis qu’Ajax nous plonge in medias res, se concentrant sur lui-même, Ulysse est plus fin, il  nous séduit par une ouverture plutôt captivante, il évoque la mort d’Achille de manière assez pathétique :

AJAX

Quoi grands Dieux ! Qu’un débat aujourd’hui s’accomplisse,
Et devant nos vaisseaux, et d’Ajax contre Ulysse ?
Moi qui les préservai lors que mars furieux
Y mit le fer, la flamme, Hector, Troie et ses dieux,
Je soutins tout cela, il n’osa les défendre,
À ce que je mérite il ose bien prétendre.
[…]


ULYSSE

Si le ciel m’eut oui (justes et braves homes)
On ne nous verrait pas en la peine où nous sommes,
Je me tairais, Ajax serait moins animé,
Car tu vivrais (Achille) et tu serais armé.
Mais puisque le trépas qui se rit de nos larmes
En nous l’ayant ôté n’en laisse que les armes,
Qui par ses actions les peut mieux mériter
Que celui d’entre nous qui les lui fit porter ?

Les deux utilisent des antithèses de manière récurrente creusant l’abîme qui les sépare mais ce qui est intéressant c’est la façon dont chacun se présente et excelle dans son domaine. Ajax dit en attaquant Ulysse :

Et quand tout furieux sous les murs d’Ilion
Je repoussais l’effort de ce jeune lion,
Que faisait lors Ulysse avec sa rhétorique ?
Qui vous servait le mieux ou sa langue ou ma pique ?
Quels étaient nos vaisseaux en ce triste accident ?
N’allaient-ils pas sans moi faire un naufrage ardent ?
Par les feux notre flotte eut été consommée,
Et l’espoir du retour s’en allait en fume,
Songez quels nous étions quand Hector arriva.
Vos vaisseaux sont entiers, armez qui les sauva.

Ulysse reste plus subtil. Il n’attaque pas directement son adversaire, mais il se loue lui-même indirectement. Après avoir évoqué sa part dans la participation d’Achille dans la guerre contre la Troie – c’est en effet lui qui avait ramené Achille lorsqu’il était caché par sa mère – il dit :

Je le vois, je l’amène, et lui dis à l’instant,
Marche contre Ilion, sa ruine t’attend.
Tous ses faits sont les miens, par moi, Thèbes fut prise,
Et Lesbos saccagée, et Tenede conquise.
Troie en la mort d’Hector commença de périr,
Je ne l’ai pas tué, mais je l’ai fait mourir.
Enfin par le secours de mon sage artifice
Tout ce qu’a fait Achille est ce qu’a fait Ulysse.

Ulysse instrumentalise en quelque sorte Achille, faisant de lui l’exécuteur des ses propres intentions. Il s’identifie à lui, à ses actions, pour prouver à quel point par le droit divin et humain il peut prétendre à ses armes, et tout se passe comme si elles lui appartenaient déjà à bon droit. Il met en avance le double rôle qu’il joue dans la guerre comme réplique aux accusations d’Ajax : « Que faisait lors Ulysse avec sa rhétorique ? //  Qui vous servait le mieux, ou sa langue ou ma pique ? »

ULYSSE

[…] car si u me demandes
Mes occupations, elles sont toujours grandes,
Je veille quand tu dors, je ne perds point de temps,
Ou je te fortifie ou bien je te défends,
Tu n’es point assure, si mon esprit sommeille,
Et si je ne combats, il faut que je conseille,
Je n’ai jamais perdu mes discours, ni mes pas,
Je creuse des fossés, j’exhorte nos soldats,
Mon esprit pour objet n’a que de grandes choses,
Sans cesse je travaille, et souvent tu reposes.

Ici, il attaque ouvertement Ajax, en réponse des accusations de celui-ci et met en question la force et le courage mêmes dont il se vante. Il neutralise ses arguments les plus forts et discrédite Ajax. A la fin c’est lui qui l’emporte, c’est la ruse qui vainc la force, une fois de plus. Cette dialectique s’insère dans un rapport stratégique de domination de l’intellect et de soumission de la force physique. La ruse pénètre la force et lui donne une direction. La ruse décuple les effets de la force et représente l’intelligence à l’état pur. Car la ruse, mieux que la force, peut attaquer et (se) défendre. Et cela constitue la morale de cette histoire.

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