LA SYMÉTRIE ET L'ANTITHÈSE DANS LE THÉÂTRE TRAGIQUE D'ISAAC DE BENSERADE (7)
a) être//avoir été vs être//fore
Nous pouvons aller plus loin, là où, à un niveau plus profond, se situe
le rapport qu’un personnage entretient avec lui-même. Jusqu’à présent nous
avons examiné les différents types de relation qui existent entre les
personnages, maintenant on se concentrera sur les liens qui subsistent en la personne
même et qui conditionnent son existence et son rapport au monde qui l’entoure
ainsi qu’aux autres.
Les cas les plus manifestes illustrant ce monde intérieur très riche
sont ceux d’Antoine et d’Achille, chacun vu sous un autre aspect et différent
de l’autre. Chez Antoine il s’agit d’un univers tout à fait personnalisé,
puisque c’est lui qui le construit. Chez Achille tout est déterminé à l’avance
par les circonstances dans lesquels il est né, sa naissance entraîne un certain
état d’âme qui poursuivra Achille tout au long de sa vie.
Deux plans coexistent dans la vie du héros, un mentale et un physique. Un
lien antithétique très fort les relie. Toutes les tensions proviennent de la
dissension violente qui existe entre les deux.
Antoine est déchiré entre sa gloire passée et son présent pas si
splendide. Il est révolté et complètement impuissant. L’homme courageux et
intrépide – qu’il était – s’est converti en quelqu’un d’affaibli par l’amour et
par la paresse. Abandonné par tous ses amis il rôde dans l’Égypte comme un
homme sans terre, seul et rejeté. Il vit dans une dimension intermédiaire entre
un passé glorieux et un présent qu’il n’assume pas. Ce tiraillement qui prend
forme d’un vrai antagonisme scinde la personnalité d’Antoine, déclenche une
lutte intérieure qui s’avérera fatale pour lui comme pour ceux qui se trouvent
dans son voisinage immédiat. Son discours se place souvent au passé et quand il
parle de lui il utilise fréquemment les temps du passé où se situe sa gloire.
Lorsqu’il parle de lui au présent il nous fait voir sa vie dans toute sa
misère. La pièce commence par des plaintes :
Trouves-tu ma misère à quelque autre commune ?
Ne puis-je pas sans peur défier la fortune
?
Peut-elle être plus rude, et peut-elle inventer
De nouvelles
façons de me persécuter ?
Encore un
coup Lucile, en l’état déplorable
Où m’a réduit
le ciel, suis-je reconnaissable ?
Un mortel
pourrait-il, sans se retrouver confus,
Voyant ce que je suis croire ce que je fus ?
Il continue à parler de sa gloire passée :
[…] tout vivait sous ma loi,
Je pensais que le ciel fut au dessous de
moi,
[…]
J’avais lors des amis, je n’ai plus que
des traîtres,
Ils étaient
assidus à me faire la cour,
Je n’étais jamais seul, ni la nuit ni le
jour,
Maintenant on me quitte, et de tout ce grand nombre
Pas un seul
ne me reste, à peine ai-je mon ombre,
[…]
Nous observons deux
choses : dans le premier discours, le présent est récurrent, les plaintes
aussi. Dans le deuxième discours c’est l’imparfait narratif qui est utilisé et
à l’avant-dernier vers l’adverbe de temps maintenant
met l’accent sur le gouffre temporel qui traduit les deux états d’Antoine. Quand
il dit : « Voyant ce que je
suis, croire ce que je fus. » cela résume entièrement sa
vie actuelle et son passée. Et vu la manière dont il s’exprime on peut conclure
qu’il vit plutôt dans ce passé qui lui est si cher que dans le présent, source
de douleurs :
Autrefois j’étais prince
et ma condition
Mêlait dans mes défauts quelques perfections,
Ici apparaît à
nouveau un adverbe de temps – autrefois
aussi au début du vers, insistant sur l’importance du temps. Et lorsqu’il
revient au présent il bascule rapidement et violemment :
Maintenant que je suis
sans support, et sans aide,
Privé de mes
grandeurs, aimez qui les possède.
Une forte et violente
antithèse se crée : maintenant je
suis//autrefois j’étais ; je suis//je fus ; aujourd’hui je
ne peux//hier je pouvais… Le
langage ne fait que traduire la scission qui se fait de plus en plus profonde à
l’intérieur d’Antoine.
A l’acte II, scène
II, Antoine passe subitement au rythme ternaire qui dévoile son trouble intérieur et
pour une fois qu’il utilise le futur, il ne parle pas de lui mais de César. La
question que l’on se pose est la suivante : Antoine, envisage-t-il un
futur ou sa vie s’est déjà arrêtée pour lui ?
Et que mon désespoir fait son contentement,
Lucile, il faut mourir, mais généreusement
[…]
César n’est pas exempt de ce devoir humain,
Et je fais aujourd’hui ce qu’il fera demain.
Allons finir mes maux, ne pleure point,
Lucile,
Pour une seule mort tes pleurs m’ont donne mille.
Antoine, au moyen
d’un oxymore – secours funeste – et
des antithèses – premier honneur//dernière honte ; vivre//tuant – compresse les différents sentiments qui l’habitent et nous
donne une idée précise et complexe de son état d’âme :
Cette grande
cité qui le ciel même affronte,
Fit mon premier honneur, et ma dernière honte.
Je fus tout
glorieux d’y passer autrefois,
Et je crains
seulement ce que je souhaitais :
Mais ce fer
me rassure, et son secours funeste
Fait vivre en me tuant la gloire qui me reste.
Antoine se trouve volontairement enchaîné
dans un monde qui n’existe plus. Son langage le révèle. Images oxymoriques,
antithèses… tout cela trahit à quel point il se sent coincé dans un endroit se
situant entre deux dimensions. Sa complexité intérieure prend corps dans le langage.
De son côté, Achille, a une décision à prendre. Veut-il vivre pour
toujours ou mourir oublié ? Il un choix sans en avoir un, car en fait,
tout a été déjà orchestré par là-haut, par les dieux mêmes au moment qui
précédait sa naissance et sa conception. Son destin a été scellé avant qu’il
soit né, avant même qu’il soit conçu. Donc nous remarquons qu’il oscille plutôt
entre le présent et l’avenir et non pas entre la passé et le présent comme
Antoine. Antoine n’envisage pas l’avenir. C’est déjà un homme mort. Pour
Achille le passé n’existe plus. Il ne vit que dans le présent et fait tout pour
continuer à vivre dans l’avenir d’une manière ou d’une autre. Achille se trouve
donc entre être et futurum esse (1).
Cela se voit tout de suite au commencement lorsqu’il parle des ses songes que l’on pourrait qualifier de rêves prémonitoires :
Je ne sais
mon cher cœur, ce qui doit m’arriver,
Mais depuis
quelque temps je ne fais que rêver,
J’ai toujours
dedans l’âme un souci qui me ronge,
Toujours
l’esprit trouble de quelque horrible songe,
Je ne vois
qu’en tremblant l’ombre qui me suit les pas,
Enfin je
crains un mal que je ne connais pas.
Les rêves et les
songes appartiennent au domaine de l’insondable, d’indéfinissable, à une
dimension temporelle dite ultérieure car ils traitent de ce qui va se passer.
Achille a un pressentiment, chose qui le place immédiatement dans le futur,
dans un avenir plus ou moins proche. C’est pour cela que ses discours se
caractérisent surtout par une forte présence des verbes au futur ou en
l’occurrence par le conditionnel présent et futur :
Le sujet de vos maux ne l’est pas de ma joie,
Je ne serais heureux, quand j’aurais conquis Troie.
A la différence
d’Antoine, Achille a une entière confiance en avenir. Il l’envisage avec
beaucoup d’assurance:
Si votre
courroux veut, ou ne veut s’assouvir,
Il s’en pourra venger, ou s’en pourra server :
Nos vaisseaux
reverront les rives de Mycènes,
Je ferai subsister la paix avecque Hélène,
Si le Grec
orgueilleux ne veut pas l’accorder,
Nous le mettrons au point de vous la demander.
Troie après
ce refus me verra, je le jure,
Soutenir sa
querelle, et venger son injure,
Tournant
contre les miens ma colère et ce fer,
L’on verra par Achille Ilion triompher,
Et mieux que
quand Hector par tout se faisait voie,
Vous verrez refleurir votre première Troie,
Achille étant
Troyen ne démordra jamais.
Achille a toujours eu
la possibilité de choisir entre un présent humain et un futur divin. Son choix
a été fait très rapidement, il a opté pour un futur glorieux. C’est pour cela
qu’il y met tant de confiance et peut jongler entre le présent et l’avenir
comme par exemple lorsqu’il joue avec le présent et le futur par le biais de la
dérivation (vengerai//vengeant) :
Non je n’en ferai rien, vous
perdez votre peine,
Vous écrivez sur l’onde et semez sur l’arène.
Ulysse, vos discours sont ici superflus,
Ajax, notre amitié ne peut rien là dessus
[…]
Je les verrai périr mes lâches,
mas ingrats,
Et me vengerai d’eux en ne les vengeant pas.
Si l’on compare les deux ouvrages de Benserade Cléopâtre et La Mort
d’Achille, ou plus précisément, si l’on compare les différentes perceptions
du temps chez Antoine et puis chez Achille, nous nous trouvons confrontés à une
double relation temporelle, à une double mise en abyme temporelle très
profonde. Réapparaissent plusieurs plans qui se dédoublent, se multiplient et à
la fin aboutissent au point zéro.
(1) Futurum esse (ou fore) exprime les deux
dimensions temporelles entre lesquelles vit Achille. L’infinitif futur du verbe
être n’existant pas en français, j’ai
eu recours au latin pour mieux synthétiser l’idée.
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