LA SYMÉTRIE ET L'ANTITHÈSE DANS LE THÉÂTRE TRAGIQUE D'ISAAC DE BENSERADE (7)





III)  L’abîme à l’intérieur des personnages


a)  être//avoir été vs être//fore

Nous pouvons aller plus loin, là où, à un niveau plus profond, se situe le rapport qu’un personnage entretient avec lui-même. Jusqu’à présent nous avons examiné les différents types de relation qui existent entre les personnages, maintenant on se concentrera sur les liens qui subsistent en la personne même et qui conditionnent son existence et son rapport au monde qui l’entoure ainsi qu’aux autres.
Les cas les plus manifestes illustrant ce monde intérieur très riche sont ceux d’Antoine et d’Achille, chacun vu sous un autre aspect et différent de l’autre. Chez Antoine il s’agit d’un univers tout à fait personnalisé, puisque c’est lui qui le construit. Chez Achille tout est déterminé à l’avance par les circonstances dans lesquels il est né, sa naissance entraîne un certain état d’âme qui poursuivra Achille tout au long de sa vie.
Deux plans coexistent dans la vie du héros, un mentale et un physique. Un lien antithétique très fort les relie. Toutes les tensions proviennent de la dissension violente qui existe entre les deux.
Antoine est déchiré entre sa gloire passée et son présent pas si splendide. Il est révolté et complètement impuissant. L’homme courageux et intrépide – qu’il était – s’est converti en quelqu’un d’affaibli par l’amour et par la paresse. Abandonné par tous ses amis il rôde dans l’Égypte comme un homme sans terre, seul et rejeté. Il vit dans une dimension intermédiaire entre un passé glorieux et un présent qu’il n’assume pas. Ce tiraillement qui prend forme d’un vrai antagonisme scinde la personnalité d’Antoine, déclenche une lutte intérieure qui s’avérera fatale pour lui comme pour ceux qui se trouvent dans son voisinage immédiat. Son discours se place souvent au passé et quand il parle de lui il utilise fréquemment les temps du passé où se situe sa gloire. Lorsqu’il parle de lui au présent il nous fait voir sa vie dans toute sa misère. La pièce commence par des plaintes :

Trouves-tu ma misère à quelque autre commune ?
Ne puis-je pas sans peur défier la fortune ?
Peut-elle être plus rude, et peut-elle inventer
De nouvelles façons de me persécuter ?
Encore un coup Lucile, en l’état déplorable
Où m’a réduit le ciel, suis-je reconnaissable ?
Un mortel pourrait-il, sans se retrouver confus,
Voyant ce que je suis croire ce que je fus ?

Il continue à parler de sa gloire passée :

[…] tout vivait sous ma loi,
Je pensais que le ciel fut au dessous de moi,
[…]
J’avais lors des amis, je n’ai plus que des traîtres,
Ils étaient assidus à me faire la cour,
Je n’étais jamais seul, ni la nuit ni le jour,
Maintenant on me quitte, et de tout ce grand nombre
Pas un seul ne me reste, à peine ai-je mon ombre,
[…]

Nous observons deux choses : dans le premier discours, le présent est récurrent, les plaintes aussi. Dans le deuxième discours c’est l’imparfait narratif qui est utilisé et à l’avant-dernier vers l’adverbe de temps maintenant met l’accent sur le gouffre temporel qui traduit les deux états d’Antoine. Quand il dit : « Voyant ce que je suis, croire ce que je fus. » cela résume entièrement sa vie actuelle et son passée. Et vu la manière dont il s’exprime on peut conclure qu’il vit plutôt dans ce passé qui lui est si cher que dans le présent, source de douleurs :

Autrefois j’étais prince et ma condition
Mêlait dans mes défauts quelques perfections,

Ici apparaît à nouveau un adverbe de temps – autrefois aussi au début du vers, insistant sur l’importance du temps. Et lorsqu’il revient au présent il bascule rapidement et violemment :

Maintenant que je suis sans support, et sans aide,
Privé de mes grandeurs, aimez qui les possède.

Une forte et violente antithèse se crée : maintenant je suis//autrefois j’étais ; je suis//je fus ; aujourd’hui je ne peux//hier je pouvais… Le langage ne fait que traduire la scission qui se fait de plus en plus profonde à l’intérieur d’Antoine.
A l’acte II, scène II, Antoine passe subitement au rythme ternaire qui dévoile son trouble intérieur et pour une fois qu’il utilise le futur, il ne parle pas de lui mais de César. La question que l’on se pose est la suivante : Antoine, envisage-t-il un futur ou sa vie s’est déjà arrêtée pour lui ?

Et que mon désespoir fait son contentement,
Lucile, il faut mourir, mais généreusement
[…]
César n’est pas exempt de ce devoir humain,
Et je fais aujourd’hui ce qu’il fera demain.
Allons finir mes maux, ne pleure point, Lucile,
Pour une seule mort tes pleurs m’ont donne mille.

Antoine, au moyen d’un oxymore – secours funeste – et des antithèses – premier honneur//dernière honte ; vivre//tuant – compresse les différents sentiments qui l’habitent et nous donne une idée précise et complexe de son état d’âme :

Cette grande cité qui le ciel même affronte,
Fit mon premier honneur, et ma dernière honte.
Je fus tout glorieux d’y passer autrefois,
Et je crains seulement ce que je souhaitais :
Mais ce fer me rassure, et son secours funeste
Fait vivre en me tuant la gloire qui me reste.

     Antoine se trouve volontairement enchaîné dans un monde qui n’existe plus. Son langage le révèle. Images oxymoriques, antithèses… tout cela trahit à quel point il se sent coincé dans un endroit se situant entre deux dimensions. Sa complexité intérieure prend corps dans le langage.

De son côté, Achille, a une décision à prendre. Veut-il vivre pour toujours ou mourir oublié ? Il un choix sans en avoir un, car en fait, tout a été déjà orchestré par là-haut, par les dieux mêmes au moment qui précédait sa naissance et sa conception. Son destin a été scellé avant qu’il soit né, avant même qu’il soit conçu. Donc nous remarquons qu’il oscille plutôt entre le présent et l’avenir et non pas entre la passé et le présent comme Antoine. Antoine n’envisage pas l’avenir. C’est déjà un homme mort. Pour Achille le passé n’existe plus. Il ne vit que dans le présent et fait tout pour continuer à vivre dans l’avenir d’une manière ou d’une autre. Achille se trouve donc entre être et futurum esse (1).
Cela se voit tout de suite au commencement lorsqu’il parle des ses songes que l’on pourrait qualifier de rêves prémonitoires :

Je ne sais mon cher cœur, ce qui doit m’arriver,
Mais depuis quelque temps je ne fais que rêver,
J’ai toujours dedans l’âme un souci qui me ronge,
Toujours l’esprit trouble de quelque horrible songe,
Je ne vois qu’en tremblant l’ombre qui me suit les pas,
Enfin je crains un mal que je ne connais pas.

Les rêves et les songes appartiennent au domaine de l’insondable, d’indéfinissable, à une dimension temporelle dite ultérieure car ils traitent de ce qui va se passer. Achille a un pressentiment, chose qui le place immédiatement dans le futur, dans un avenir plus ou moins proche. C’est pour cela que ses discours se caractérisent surtout par une forte présence des verbes au futur ou en l’occurrence par le conditionnel présent et futur :

Le sujet de vos maux ne l’est pas de ma joie,
Je ne serais heureux, quand j’aurais conquis Troie.

A la différence d’Antoine, Achille a une entière confiance en avenir. Il l’envisage avec beaucoup d’assurance:

Si votre courroux veut, ou ne veut s’assouvir,
Il s’en pourra venger, ou s’en pourra server :
Nos vaisseaux reverront les rives de Mycènes,
Je ferai subsister la paix avecque Hélène,
Si le Grec orgueilleux ne veut pas l’accorder,
Nous le mettrons au point de vous la demander.
Troie après ce refus me verra, je le jure,
Soutenir sa querelle, et venger son injure,
Tournant contre les miens ma colère et ce fer,
L’on verra par Achille Ilion triompher,
Et mieux que quand Hector par tout se faisait voie,
Vous verrez refleurir votre première Troie,
Achille étant Troyen ne démordra jamais.

Achille a toujours eu la possibilité de choisir entre un présent humain et un futur divin. Son choix a été fait très rapidement, il a opté pour un futur glorieux. C’est pour cela qu’il y met tant de confiance et peut jongler entre le présent et l’avenir comme par exemple lorsqu’il joue avec le présent et le futur par le biais de la dérivation (vengerai//vengeant) :

Non je n’en ferai rien, vous perdez votre peine,
Vous écrivez sur l’onde et semez sur l’arène.
Ulysse, vos discours sont ici superflus,
Ajax, notre amitié ne peut rien là dessus
[…]
Je les verrai périr mes lâches, mas ingrats,
Et me vengerai d’eux en ne les vengeant pas.

Si l’on compare les deux ouvrages de Benserade Cléopâtre et La Mort d’Achille, ou plus précisément, si l’on compare les différentes perceptions du temps chez Antoine et puis chez Achille, nous nous trouvons confrontés à une double relation temporelle, à une double mise en abyme temporelle très profonde. Réapparaissent plusieurs plans qui se dédoublent, se multiplient et à la fin aboutissent au point zéro.  






 (1) Futurum esse (ou fore) exprime les deux dimensions temporelles entre lesquelles vit Achille. L’infinitif futur du verbe être n’existant pas en français, j’ai eu recours au latin pour mieux synthétiser l’idée.

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