LA SYMÉTRIE ET L'ANTITHÈSE DANS LE THÉÂTRE TRAGIQUE D'ISAAC DE BENSERADE (8)




L'ABIME A L'INTERIEUR DES PERSONNAGES



b) le vouloir et le pouvoir: deux principes antinomiques

"L'homme s'épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son
existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort :
VOULOIR et POUVOIR.
Entre ces deux termes de l'action humaine, il est une autre formule dont s'emparent les
sages, et c'est à elle que je dois le bonheur de ma longévité.
Vouloir nous brûle, et pouvoir nous détruit; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. Ainsi le désir ou le vouloir est mort en moi, tué  par la pensée et le mouvement où le pouvoir s'est résolu par le jeu naturel de mes organes. En deux mots, j'ai placé ma vie non dans le coeur qui se brise, non dans les sens qui s'émoussent, mais dans le cerveau qui ne s'use pas et survit à tout."
              
                                                                                      (Honoré de Balzac, La Peau de Chagrin)




Evidemment, le combat intérieur du héros continue à un niveau plus subtil situé en
large partie sur un terrain intermédiaire, entre deux principes-forces qui sont le vouloir et
le pouvoir.
Le vouloir, c'est ce désir indomptable de posséder une chose. Et il devient d'autant plus
ardent que la chose échappe. C'est une force destructrice qui aveugle et ne laisse voir rien
d'autre qu'elle. Mais sans elle, mériterons-nous d'être appelés humains?
Cependant, peut-on parler vraiment du vouloir dans le cas d'Antoine, par exemple ? Ou
est-il préférable de parler du manque de vouloir? Antoine se trouve dans une sorte
d'aboulie dont personne n'est plus capable de le sortir. Si trop de volonté nous brûle, alors
peu de volonté nous tue. Antoine en est la preuve. Il ne réussit pas à se ressaisir, à
commencer à vouloir. Il fait penser à Hamlet de Shakespeare, repoussant sans cesse
l'exécution de son dessein. Il est censé aller à la guerre et se battre, il y est incité par son
meilleur ami, Lucile, et puis au moment ou il faut passer à l'acte, il n'est plus là. Les
propos doucereux qu'il entretient avec sa belle le stoppent avant meme qu'il ne s'y lance.
Il reste paralysé devant l'impuissance à agir qui s'est glissé en lui depuis longtemps déjà.
Et cela se traduit par le doute.
Des questions pleines d'incertitudes, de manque de confiance en soi et dans les autres,
envahissent Antoine et c'est tout juste si elles le laissent respirer. 
On ira plus en profondeur. Le doute est engendré par la peur, la peur de ce qu'on est ou
de ce qu'on n'est pas, la peur de ce qu'on va rencontrer sur le chemin, la peur des obstacles
réels ou imaginaires qui se dressent dans l'esprit dont la volonté se trouve paralysée, et puis, la peur à son tour— et c'est là qu'on touche le point critique — est engendrée par la dualité.
On s'y attardera plus sur le chapitre suivant mais pour le moment on va dire que cette 
dualité s'étale sur les deux mondes dans lesquels vit le héros : le monde intérieur et le 
monde extérieur. Ici, c'est la dualité entre le pouvoir et le vouloir (ou le pouvoir et le
non-vouloir). C'est la conscience qui se trouve ou que l'on croit trouver hors du monde,
c'est l'ego qui lutte contre ce monde qu'il prend pour ennemi, puisqu'il lui est étrange.
C'est aussi la peur du conflit, la peur d'affronter un monde inconnu. Et le manque de 
volonté provient du fait qu'après tout, comme on le voit chez Antoine, il est plus facile
de capituler devant l'obstacle que de fournir des efforts pour le vaincre. Car ce
qui s'oppose au héros, ce qui représente justement ce monde inconnu qui lui inspire la
peur, c'est le pouvoir, le pouvoir des autres. La puissance du monde qui l'entoure et qui
l'envahit le pétrifie. Il ne s'agit pas seulement du décalage entre son vouloir et son pouvoir
mais aussi entre son vouloir et le pouvoir des autres. Alors dans ce jeu de force et de faiblesse, il finit par s'auto-dévorer, comme le serpent égyptien. Affaiblit par son impuissance, il se mord de 
l'intérieur, et meurt à la fin. La plupart de ces tirades consistent en questions oratoires.
Il cherche des réponses sans vraiment attendre des réponses. Ii veut être avec Cléopâtre
mais met sans s'en rendre comptes une myriade d'obstacle sur sa route.
Lorsqu'il n'en trouve pas assez, il en invente. L'amour de Cléopâtre pour César, sa
trahison, son infidelité physique et morale. Impuissant devant ce sentiment d'abandon
imaginaire et de félonie de la part de tous ceux qui l'entourent, Antoine reste seul et se
renferme en lui-même. Délaissé et trahis par ses amis et ses soldats il pense que la même
chose se produira avec les gens qui lui sont les plus proches et les plus chers : Cléopâtre,
Lucile, Eros... Ayant perdu le pouvoir et le sceptre il croit qu'il ne dispose plus d'aucun
moyen pour se faire aimé et respecté.
On retrouve peu ou prou la même chose chez Achille. Il veut une chose, mais il ne peut 
l'avoir. Tout l'univers et les dieux conspirent pour qu'il ne l'obtienne pas. Partagé 
entre Briséide et Polyxène, Achille a un choix à faire, mais ce qu'il veut ne correspond pas 
forcement à ce que veulent les autres. Il se trouve tout simplement dans l'impossibilité de
l'obtenir. Il ne peut l'obtenir.  
Les circonstances politiques, pour ne pas dire historique, jouent contre lui et ses désirs.
La tension devient insupportable, il ose prétendre à quelque chose qui ne lui est pas 
destiné, plus que cela, à quelque chose qui lui est interdit : l'amour de la soeur de l'homme
qu'il a tué et dont le corps il a trainé dans la boue. Comment va-t-il s'y prendre pour 

réaliser son désir le plus fou ? Quelles consequences la défaite aura-elle sur lui ? 
Bien évidemment, tout finira par la mort physique du héros, disons bien physique,
car il continuera à vivre sur un autre plan. Achille ne peut mourir comme Antoine (qui est
humain) et trancher ainsi le noeud gordien, il est condamné à l'éternité. Dans sa réplique
à Briséide, Achille décrit de la manière suivante le décalage entre ce qu'il veut et ce qu'il
peut:

Note vie est un bien difficile à garder,
Afin de la défendre on la doit hasarder.
Je m'en croirais indigne au destin qui nous presse
Si je ne l'exposais pour le bien de la Grèce.
La mort dans le péril ne m'épouvante pas,
Je la crains dans la paix et la cherche au combat.
Qu'elle ne vienne à moi que par la noble voie,
Je ne la craindrai point pourvu que je la voie,
Je l'ai vue effroyable, et la verrai encore,
Sans pâlir je l'ai vue au front du grand Hector
Mais la fine qu'elle est fait son coup dans le calme,
Souvent elle sa cache à l'ombre d'une palme,
Et c'est la le sujet de ma timidité,
Je me fie au danger, et crains la sûreté.

Achille, à quatre reprises, s'exprime de façon antithétique, suggérant qu'il est conscient
du choix qu'il doit faire entre les deux et des consequences qui en découlent. Il avoue
aussi indirectement que malgré sa nature demi-divine il est impuissant face à la mort. Son
désir de la gloire se trouve contrecarré par son désir amoureux. La gloire appelle la
mort, l'amour appelle la vie.
Au cours de la pièce le personnage d'Achille laisse croire qu'il régresse. Son pouvoir
de la volonté s'affaiblit et on se demande ce qu'il en reste.
Les propos qu'il tient n'ont
plus rien à voir avec ceux du début de la piece. Apres avoir refusé pendant longtemps de
remettre le corps d'Achille à Priam, il dit au début de l'acte II:


Mon esprit souffre assez au mal qu'il se propose,
Sans voir ce triste effet dont mon bras est la cause,
Notre félicité n'est pas d'être vainqueur,
Et souvent la victoire est triste dans le coeur. 

II regrette maintenant ce dont il etait si fier auparavant. II ne veut plus les mêmes
choses, il ne veut plus et ne peut plus être la même personne. Mais ses choix du passé le
rattrapent à présent.
Et pourtant il dit:


Qui fait tout trembler ne doit pas avoir peur !


C'est une chose que, justement, ii n'arrive pas à assumer : ce qu'il faut qu'il fasse et ce
qu'il ne doit pas faire. Tout devient flou pour lui et il ne sait plus quelle direction choisir.
La collision qui se fait entre le vouloir et le pouvoir le détruit peu à peu et instaure chez lui
un état d'esprit plein d'angoisse qui l'empêche de voir les choses clairement, de prendre
conscience de ses faiblesses et de faire le bon choix.
Tout cela nous fait réfléchir sur la figure de Cléopâtre. Elle aussi chancelle entre le
vouloir et le pouvoir. La volonté de protéger sa famille, ses enfants et puis elle-même et le
fait de comprendre instinctivement que son pouvoir passé — et c'est la où elle rejoint
Antoine — n'est plus. Il a disparu. Elle a perdu son pouvoir de séduction. Elle en est
consciente. Elle se voit humiliée et rejetée de manière très subtile presque imperceptible
mais définitive. Pour y remédier, elle va recourir à l'acte considéré comme le plus
courageux — le suicide. La scène avec Octave met un terme à toute illusion qu'elle aurait
pu entretenir dans son esprit jusqu'a ce moment-là. Sa confiance en elle est au plus bas et
peut-être pour la premiere fois dans sa vie elle échoue dans un projet. Mais ce n'est pas
une surprise pour elle car bien avant de voir César elle confie ses peurs à ses filles, Eras et
Charmion. A la difference d'Achille ou d'Antoine, elle anticipe, et reste consciente toute
au long de la piece du gouffre qui sépare ses désirs et la réalité.
Il s'opère, dans les cas d'Antoine et d'Achille, une sorte de temporalisation de la
conscience qui n'arrive plus à concevoir la vie que par le biais du passé
ou de l'avenir, perdant pied dans la réalité, se coupant plus ou moins complètement du présent.



Commentaires

Les plus consultés

NERVAL : "LE CHRIST AUX OLIVIERS"

"LES CHATS" DE BAUDELAIRE : COMMENTAIRE RHÉTORIQUE

"LE RIRE" DE BERGSON

"PANTAGRUEL" : UN ÉDIFICE DOCTRINAL ?

L'APOCALYPSE, LA CONVERSION D'UN REGARD OU LE BOULEVERSEMENT D'UN MONDE ?

"LA PASSION, C’EST L’EXCÈS, C’EST LE MAL"

BLAKE : "L'AMÉRIQUE, PROPHÉTIE"

L'INACHÈVEMENT DU ROMAN "LES ÉGAREMENTS DU CŒUR ET DE L’ESPRIT"

LOL V. STEIN : DU NON-VERBAL AU VERBAL

LA DÉCOUVERTE DE SOI-MÊME, DE L'AMOUR ET DE L'AUTRE DANS LE ROMAN MÉDIEVAL "FLORIANT ET FLORETE"