LA SYMÉTRIE ET L'ANTITHÈSE DANS LE THÉÂTRE TRAGIQUE D'ISAAC DE BENSERADE (9)


                        LE PERSONNAGE ET SON OMBRE 


a) la fatalité intérieure et le monde extérieur


    Il n'y a pas de fatalité extérieure. Mais il y a une fatalité intérieure: vient une minute où l'on se découvre vulnérable; alors les fautes vous attirent comme un vertige. 

                                                                                                             (Antoine de Saint-Exupéry)

 Les tragédies de Benserade, en ce qui concerne la source des malheurs pour les héros, se rapprochent beaucoup des tragédies raciniennes. Il y aune fatalité extérieure à lui-même, une puissance ou des puissances invicibles qui conjurent à sa perte. Le héros meurt sans comprendre que son malheur ne réside pas  en dehors de lui mais en lui, en sa façon de voir et de vivre les choses. Car chez Benserade, l'enfer, ce ne sont pas les autres mais le moi. La faute, en revanche, est systématiquement rejetée sur l'autre. Antoine accuse Octave et non pas sa propre paresse et apathie, Achille blâme les dieux et le mauvais sort, tandis qu'Ajax s'en prend à toute la société. 
En Antoine notamment, s'opère une sorte de victimisation engendrée par la passivité, par le rejet de la responsabilité, par l'impuissance de faire face à l'impuissance. Cette constellation de défauts, faite par la déresponsabilisation, l'indolence et l'inertie, trouve son écho dans le monde extérieur qui ne se plie qu'aux désirs (volontaires ou non) et aux angoisses du sujet car :

                      Tout ce qui ne parvient pas à la conscience revient sous la forme du destin. 
                                                                                                           (Carl Gustav Jung)

 Son univers intérieur est un lieu crée par un démiurge malfaiteur (c'est-à-dire, lui-même), c'est un locus terribilis. L'image que l'auteur nous offre est celle d'un héros crucifié entre deux mondes, le sien et celui des autres. 
Les héros de Benserade accueillent le destin "qui s'acharne" sans faire grand-chose pour le conjurer. Ils restent passifs dans le jeu du plus fort. Ils renoncent à leur libre-arbitre en refusant de faire un choix. 

Par conséquent, les événements sont vécus en tant que châtiment envoyé par les dieux et/ou par  les hommes, un châtiment non mérité (bien évidemment). Les héros ont l'impression de n'avoir aucun contrôle sur leur vie et sur leurs actions. Ce sont des instances étranges et invisibles qui tirent les ficelles. Nous remarquons que chez Achille, son hérédité devient son destin. Le fatum se colore forcément d'une connotation affective dysphorique, ce qu'on verra plus loin dans l'exposé. 
En effet, il règne une parfaite cohérence - lorsqu'on parle du monde intérieur et extérieur des personnages - ente leur langages respectifs et leurs répercussions sur la destinée de chacun. Dès le début à la fin, il y a un fil conducteur présent dans le langage de chaque personnage qui montre inexorablement la direction vers laquelle son destin s'oriente. On y voit à quel point le monde extérieur se moule sur le monde intérieur et quel pouvoir les mots détiennent sur ce qu'on appelle le fatum. Il est difficile de ne pas considérer ce point de vue métaphysique si l'on veut saisir le sens de l'oeuvre jusqu'aux profondeurs. Rien est fortuit et aucune parole proférée n'est là par hasard. On le verra dans les propos de chacun des personnages. Il se crée comme une fissure entre le langage et les désirs où les mots se trouvent instrumentalisés mais ne font que provoquer le contraire de ce que l'on veut. 

Nous avons déjà vu au début de Cléopâtre qu'Antoine exprime une tristesse et un effroi inconcevable devant les forces qui l'oppriment. Et ces forces ne sont pas forcément humaines :

Ne puis-je pas sans peur défier la fortune ?
Peut-elle être plus rude et peut-elle inventer
De nouvelles façons de me persécuter ?
Encore un coup, Lucile, en l'état déplorable
Où m'a réduit le ciel, suis-je reconnaissable ? 
Un mortel pourrait-il, sans se trouver confus
Voyant ce que je suis croire ce que je fus ?
(...)
Mais les dieux aux plus grands font voir qu'ils ont des maîtres


Les mots comme fortune, ciel, dieux, maîtres témoignes de la peur et de l'angoisse qu'éprouve Antoine face à la vie. Ce n'est pas lui qui contrôle, c'est autre chose, c'est le destin, le sort, le fatum... 
Au sixième vers il dit : "un mortel pourrait-il... ? ", le mot mortel vient s'opposer directement à la fortune, au ciel et au dieux. Les questions qui restent sans réponse et qui caractérisent les propos d'Antoine tout au long de la pièce prouvent à quel point il cherche désespérement à comprendre, il cherche une issue. Mais la réponse reste ne vient pas. 

Ensuite il cherche le coupable en Cléopâtre l'accusant de sa propre défaite, de la honte dans laquelle il vit désormais, de la trahison. Mais aussitôt, il revient vers elle, faible et vulnérable, en demandant pardon :

A l'aspect de ses charmes
Quel juste désespoire ne mettrait bas les armes ?
Quand je vois sa beauté qui trouble ma raison
Je ne puis soupçonner son coeur de trahison,
Je ne saurais penser qu'elle me soit infidèle,
Et je crois qu'elle m'aime, à cause qu'elle est belle. 
(...)
Ha ce disours me donne un remord éternel ! 
Ici l'accusateur est le plus criminel

Le dernier vers où l'on peut voir une tournure racinienne, les choses deviennent intenables pour Antoine, l'abîme qui se creuse entre lui et Cléopâtre, entre la vie et la mort, il exprime dans une double antithèse qui laisse percevoir la soumission totale d'Antoine à son sort :

Enfin, je veux, en ce dernier effort
Ou gagner ou me perdre, être vainqueur ou mort.
(...)
Mais le ciel ma reine est contraire à mes voeux,
Vous gagnerez beaucoup en perdant un malheureux.
(...)
Il en faut accuser les subtiles amorces
Qu'a pratiqué César à corrompre mes forces. 

Le rejet de la responsabilité, on l'a déjà dit, caractérise Antoine. Par là, il montre qu'il n'a toujours pas mûri et qu'il n'a rien appris. Tous, sauf lui, sont responsables, tous, sauf lui, sont coupables, à nouveau il nous prouve à quel point il est prédécesseur de la figure racinienne :

Puisque tout l'univers à conspiré ma perte,
Que le ciel à mon bien livre une guerre ouverte,
Que de tous les malheurs je suis le triste but,
Et qu'Antoine n'est plus ce qu'autrefois il fut.
Que les dieux à ma perte animent ce qui m'aime,
Puisque je suis trahi de Cléopâtre même,
(...)
Lucile, il faut mourir. 
(...)
Tu vois comme toujours la fortune m'outrage
Elle fait ma misère, achève son ouvrage. 

Alors à chaque fois, faible et impuissant, Antoine tranche par la mort. Même Dircet, consciente de cela, comprend son manque de discerenement et dit à Cléopâtre :

Car dans son désespoire qui se fait craindre à tous
Son esprit furieux n'en accuse que vous.

Les choses prennent une ampleur de plus en plus inquiétante et Antoine dramatise en donnant au cours des événements des proportions colossales. IL croit que Cléopâtre est morte :

Mon coeur suit Cléopâtre, et force ta demeure,
Fais couler tout mon sang, c'est comme Antoine pleure. 

Plus tard, Cléopâtre suivera le même exemple et nous remarquons chez les deux héros qu'ils s'identifient à leurs douleurs. Cléopâtre dit :

Un paysan m'apportant un aspic sous des fruits
Dont le venin subtil peut tuer nos ennuis

Cela prouve dans quel mesure le monde intérieur prend le dessus et conditionne l'existence de l'individu. Les forces qui viennent de l'extérieur oppriment et réduisent le personnage jusqu'au point où il ne devient qu'une seule chose - son malheur même. 
On rencontre le même paradigme chez Achille et on peut même mettre en parallèle leurs deux propos faisant l'ouverture des deux pièces. Achille l'exprime ainsi :

Je ne sais, mon cher coeur, ce qui doit m'arriver,
Mais depuis quelque temps je ne fais que rêver,
J'ai toujours dedans l'âme un souci qui me ronge,
Toujours l'esprit trouble de quelque horrible songe,
Je ne vois qu'en tremblant l'ombre qui suit mes pas,
Enfin je crains un mal que je ne connais pas
(...)
Soit une illusion, soit fantôme, ou vapeur,
Les prodiges sont grands, puisqu'Achille en a peur

Ces vers illustrent parfaitement tout ce que l'on vient de dire; Quelque chose d'extérieur, quelque chose d'inquiétant est en train de se produire et cela fait peur même aux plus courageux. L'inconnu hante le héros, les mots traduisent de façon très floue une sensation toute aussi floue : "je ne sais ce qui doit m'arriver", "je ne fais que rêver", "l'esprit trouble", "l'ombre", "un mal que je ne connais pas", "une illusion", "fantôme", "Achille en a peur". L'absence d'article devant fantôme et vapeur révèle dans quel mesure le héros conçoit les choses et les événements de façon abstraite. Rien est concret, tangible, précis. Tout est abscons, insaisissable, abstrait, si ce n'est les deux en même temps. Briséide le dit :

Evitez les dangers où l'on vous voit courir,
Un grand coeur comme vous peut tuer et mourir.

Plus loin Achille, toujours en antithèse, exprime la dualité de ce monde dont il est victime :

Une simple douceur calme nos passions,
Et des humilités ont vaincu les lions.

Tiraillé entre la terre et le ciel, Achille est vraiment désespéré? IL ne s'agit plus simplement de prendre une décision quelle qu'elle soit, il s'agit maintenant de faire face au fait qu'il faut prendre des directions diamétralement opposées à la destination. Et c'est quelque chose qu'Achille comprend bien :

Si ces discours sont vrais si le coeur les avoue,
La fortune m'élève au dessus de sa roue,
Et je ne vois si haut par mon amour ardent,
Que je ne puis aller au ciel qu'en descendant

Ce monde inconnu qui approche et envahit le héros venant d'ailleurs, Hécube résume ainsi au début de l'acte IV :

O Dieux ! Sévères Dieux, contre nous mutinés,
Vous avez bâti Troie et vous la ruinez !
Vous faille comme nous tout parfaits que vous êtes,
Votre ouvrage est mauvais puisque vous le défaites,
Mais j'ai tort, je blasphème et vous n'êtes point tels,
Vous êtes justes Dieux, nous, coupables mortels

Les yeux sont toujours tournés vers le ciel mais Hécube se reprend à la fin et montre qu'elle a compris ce que ni Antoine ni Achille n'arrivaient à saisir. Le malheur réside en nous. Le langage n'est que l'extériorisation de ce (pré)sentiment de l'impuissance et de l'angoisse qui étouffent le héros. On peut citer le discours d'Achille du début de la pièce :

Je ne sais, mon cher coeur ce qui doit m'arriver
(...)
Toujours l'esprit trouble de quelque horrible songe
(...)
Enfin je crains un mal que je ne connais pas. 

et la réplique que Pâris donne à Déiphobe :

Il périra par moi, sa mort est assurée,
Les dieux me l'ont promise et ce bras l'a jurée,
De son perfide sang mes flèches rougiront,
Et je ferai pâlir son crime sur son front,
Il verra que ma main, quoiqu'il soit plus qu'un homme
Sait aussi bien donner le trépas qu'une pomme
Qu'un nombre de Troyens pour en être témoins
(...)
Si nous le surprenons ce n'est point chose étrange
Car qui trahit un traître est digne de louange.

C'est la concrétisation des peurs d'Achille, leurs matérialisation car effectivement il va périr par la main de Pâris. Le monde qui l'entoure, les dieux... ils se tournent tous contre lui. 

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