LA SYMÉTRIE ET L'ANTITHÈSE DANS LE THÉÂTRE TRAGIQUE D'ISAAC DE BENSERADE (10)




b) l'altérité et la dualité des personnages


Tout le travail précédent nous conduit à cette jonction-ci. Toute l'analyse antérieure se réfère à la polarité et à la symétrie, autant entre les personnages qu'en eux-mêmes et avait pour but de préparer le terrain pour un examen plus important - celui du double, se présentant à nous sous forme de l'alter ego du personnage qui ne lui est pas forcément complémentaire, comme c'est souvent le cas, mais opposé. Ce double provient du langage, en quelque sorte, et est traduit par le langage antithétique même. Il y a un constant va-et-vient entre les paroles des personnages et leur monde intérieur. Mais il faut mettre en garde par rapport à la figure du double dans le texte. Nous ne traiterons pas ici le double physique, pas dans le sens que lui donne la littérature du XIXe siècle, aucunement. Nous allons nous intéresser au double langage qui traduit l'antithèse existant entre deux (ou plusieurs) personnages qui se répondent ou se correspondent , se reflètent l'un dans l'autre et s'éloignent dans leur ressemblances. C'est une image oxymorique que nous nous proposons de mettre en valeur. Comme il a déjà été mentionné plus tôt, le héros se trouve devant un miroir déformant où, dans l'antiquité grecques, Éros de reflète dans Thanatos. C'est le cas d'Antoine et d'Octave où celui-ci représente tout ce que celui-là a toujours voulu mais n'a pas réussi à obtenir, au moins pas de façon durable. Les deux forment ce qu'on peut appeler - biface d'un seul être. Ils sont les oppositions qui se rencontrent et font l'unité. Le second est tout ce que le premier veut être, le premier est tout ce que le second ne deviendra jamais, ainsi ils se complètent, se respectent, s'attirent sans forcément s'aimer.
Donc, on ne parlera pas de la dualité qui devient duplicité et puis duplication. On parlera de la "réactivité" dans le sens que Michel Morel lui prête*:

Dans sa version la plus aiguë, cette forme de dualité bipolaire aboutit à un système de projection et de contre projection plus ou moins symétrique. 

Le protagoniste chancelle entre "différents" soi-mêmes et soi-même et les autres. Le monde lui tend un miroir et c'est une image qu'il n'arrive pas à assumer car c'est une image inversée de lui-même, lui montrant la part refoulée et cachée du moi.
Chez lui, comme Jean-Paul Richter l'explique, avec le double chaque synthèse donne lieu à une nouvelle antithèse et toute notion devient son contraire. Pourtant, la réconciliation des deux "images" existantes conduit vers l'exorcisme du double, vers son dépassement, vers son acceptation :

Il n'y a d'identité humaine qu'à partir de deux hommes.
                                                                              (E. Kant)

Homo duplex se révèle comme une transition, mais une transition nécéssaire pour affirmer son unicité, et c'est justement cela, comme on va le voir, que les héros de Benserade n'arrivent pas à faire. Ils n'arrivent pas à se connaître, par conséquent, ils échouent à connaître le monde, à exister avec lui et en lui. C'est une double naissance, on naît dans le monde en même temps que le monde naît en nous car connaître se compose de co-naître. Mais pour le héros de Benserade, c'est une aporie. Il ne retrouve plus son chemin, ni à l'intérieur ni à l'extérieur de lui-même, d'où l'hypertrophie des sentiments et la dramatisation des événements donnant lieu à la tragédie. Ne voyant rien, tout lui semble grand et dangereux.
Dans le langage d'Antoine les allusions à ce double qui le hante sont très présentes, il l'appelle : ombre, autre...

Maintenant on me quitte et de tout ce grand nombre
Pas un seul ne me reste à peine ai-je mon ombre.

Cette polarité existant à l'intérieur de l'être ressort souvent et provoque des sentiments ambigus laissant le héros perplexe :

Ce n'est point pour cela  que je lui veux du mal,
J'aime mon ennemi mais je hais mon rival.

Cette tournure, appelons-la de nouveau racinienne, témoigne de l'ambivalence qui s'est installée dans l'esprit du héros et qui le ronge. Ici il parle d'Octave, son double, Il n'arrive pas à l'aimer masi quelque chose l'empêche de le détester. Donc il explique ce paradoxe de manière antithétique pour essayer d'éclairer la nature de ses propres sentiments. Car Antoine a un double extérieur à lui qui est Octave, mais aussi un double dont il est conscient et qui est mort tout en continuant à l'obséder, c'est lui-même, l'Antoine du passé :

Je me suis vu Lucile, en ces degrés suprêmes,
D'où nos superbes pieds foulent les diadèmes,
J'ai vu les plus grands rois prosternés devant moi,
Enfin, je les ai vus ainsi que je me vois.

L'effet miroir est, ici, renforcé davantage, grâce au verbe voir qui subit un polyptote : vu, vus, vois.
"Je me vois", dit Antoine. Tout se passe comme s'il observait sa propre image défiler devant ses yeux. Au moyen d'une puissante hypotypose il revit la période passé où son double, ou un autre lui-même (comme dans un univers parallèle) continue d'exister. Et puis soudainement, il passe à l'autre double - Octave, en créant un gouffre temporel qui traduit l'abîme entre les deux tout en les rapprochant dans leur différences :

J'étais devant César ce qu'il est aujourd'hui,
L'on recevait de moi ce que j'attends de lui.

Nous assistons à une scène qui illustre le jeu de chiralité dont nous avons parlé au premier chapitre. Je//il, étais//est, de moi//de lui, le polyptote évoque la proximité tout en signalant les différences. Donc, nous avons un personnage scindé en deux, trouvant son alter ego dans son pire ennemi. Ce paradoxe (qui ne l'est qu'en apparence) dénote la complexité du personnage de Benserade qui sera repris en grande partie par son successeur - Jean Racine*. Le personnage qui saisit le miex cete nature contradictoire et antinomique, où deux parties hostiles de l'homme s'opposent et se rejoignent est Cléopâtre. Elle le dit de façon merveilleuse une fois seule dans sa chambre :

De nos félicités procèdent nos malheurs,
Et les contentements font naître les douleurs,
Souvent une tristesse est l'effet d'une joie.

Félicité//malheur, contentements//douleurs, tristesse//joie, les sentiments les plus profonds qui habitent l'être humain sont cités ici et mis en opposition. Ainsi, nous percevons leur apparente contradiction et nous nous rendons compte non pas seulement que l'un n'existe pas sans l'autre mais que l'un ne peut exister sans l'autre. Cette relation est bien mise en valeur par le biais des verbes : procéder et faire naître, comme la construction être l'effet de. Cela prouve l'existence de la chaîne causale, la loi de cause à effet qui relie les sentiments dits opposés.

Dans la Mort d'Achille, la métamorphose du personnage éponyme est davantage patente.
Après avoir vu Polyxène, Achille change d'attitude complètement. Il dit à propos de la mort de Hector :

Que n'ai-je le pouvoir de le remettre au monde ?
J'estimais sa valeur, elle était sa seconde,
Et combien que je sois l'auteur de son trépas,
Mon coeur, je vous le jure, en vaut mal à mon bras.
Je fus son homicide, et je serai son frère.

Le changement est radical. Émerge un autre Achille, et Briséide commente tout juste :

Ce nouveau changement
Me donne de la crainte et de l'étonnement.

À son tour Alcimède reprend :

Comme sa passion se change incontinent,
Tantôt il étais froid, il brûle maintenant,
Il songeait à Patrocle, ils songe à Polyxène,
Il regrettait sa mort, il souffre une autre peine,
Il arrosait de pleurs son triste monument,
Nous le vîmes ami, nous le voyons amant :
Une jeune ennemi est sa chère maîtresse.

Ici même l'amour et l'amitié se trouve opposés. L'alternance entre l'imparfait et la passé simple avec le présent (sous forme de polyptote) représente deux Achille (avant et maintenant, tout comme Antoine). À part les vraies antithèses froid//brûle, apparaissent aussi les couples faussement antithétiques, si l'on peut dire, comme l'isolexie ami//amant. C'est très intéressant car cela montre que non seulement les différences se rejoignent à un point, comme on vient de le voir dans le monologue de Cléopâtre mais aussi que les similarités peuvent diverger au point  de devenir hostiles les unes aux autres. "Il est dangereux d'aimer son ennemi", dit Briséide à Achille. Mais celui-ci est son pire ennemi. Il provoque sa propre perte en faisant de mauvais choix et cause des dégâts tout autour de lui.
Achille avait trouvé son double en Patrocle qu'il a perdu. Surgit Priam et il le retrouve à nouveau. Priam représente tout ce qui reste à Achille - son père, mais en même temps il représente aussi tout ce qu'Achille a perdu ou ne peut pas avoir. Nous avons déjà vu à quel point leurs propos sont proches et émettent la même idée. Leur dualité est complémentaire mais ils appartiennent à deux camps ennemis et cela est un obstacle insurmontable, chose que l'on trouve chez Antoine et Octave d'ailleurs, mais davantage prononcé.


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