"LA PASSION, C’EST L’EXCÈS, C’EST LE MAL"




Si l’on cherche à définir la passion on se heurte immédiatement aux acceptions et sensations très ambiguës et contradictoires que provoque ce terme. Ainsi peut-on parler d’une passion dévastatrice ou au contraire d’une passion créative. Tout dépend de la direction que nous décidons de lui donner. Aussi se caractérise-t-elle par la passivité volitive de l’individu et par l’absence de maîtrise de soi. Regardant de plus près on peut qualifier la passion de manière plus moderne. Là, on dira que c’est une inclination exclusive, affective et durable qui engendre des sentiments violents. Enfin, philosophiquement parlant, la passion constitue une erreur de jugement qui nous guide vers le contraire de ce qui est notre nature profonde. Tout cela est vrai. Elle bouscule la vie intérieure de l’homme et lui donne de l’enthousiasme si nécessaire pour l’accomplissement de ses rêves. Mais mal orientée elle fait de l’homme son esclave, un être aveugle, dominé par ses instincts, ses désirs bas et inutiles. Alors pour qu’elle accomplisse de grandes choses il faut lui donner une direction bien définie, la canaliser vers le positif, le désirable, l’utile, comme dans la création artistique, par exemple. Mais elle se reflète dans tous les domaines de la vie, la vie professionnelle, comme la vie amoureuse et spirituelle. Toutes les grandes choses que l’homme a accomplies jusqu’à présent ont été réalisées grâce à la passion. Bien sûr le contraire est possible aussi. Les sentiments violents provoqués par cette dernière ont déjà fait un grand nombre de dégâts, que ceux-ci concernent la vie isolée d’un individu ou l’existence de toute une collectivité. Dans Le Père Goriot la passion rend le héros éponyme autodestructif. C’est l’exemple flagrant d’une passion au-delà de toute compréhension humaine et de toute utilité. Si justifiée qu’elle puisse être aux yeux de l’humanité et ceux qui sont directement concernés, c’est-à-dire les parents eux-mêmes, elle devient absurde dès qu’on prend un peu de recule et l’examine avec neutralité.
Prenons pour l’exemple la vie des grands hommes. Ils ont tous été guidés par un état déterminatif – celui de  l’enthousiasme, de l’élan intérieur. Ils ont tous été passionnés par ce qu’ils faisaient. Balzac en fait partie. Des nuits blanches, passées avec d’immenses quantités de café, pour rester éveillé, pour pouvoir écrire, créer… la grande partie de la vie de Balzac consistait en cela. Qu’est-ce qui le  poussait à lutter contre le sommeil de cette manière-là, à détruire sa santé peu à peu, à ne pas voir, à ne pas se rendre compte de la vie extérieure ?  Il a soumis toute sa vie à sa vocation d’écrivain. Et il a crée, il a crée des œuvres ineffables, grandioses, inoubliables, son nom restera gravé dans la mémoire collective de l’humanité.
Évidemment, la passion consume, elle épuise la personne tout en libérant d’énormes quantités d’énergie. Quand elle prend le dessus et s’accapare de la conscience toutes les autres choses s’affaiblissent, s’effacent et disparaissent. La passion fait taire tout ce qui n’est pas elle. Son pouvoir dominant et envahissant ôte la raison, gère le comportement et influe considérablement sur le destin de l’individu. Difficilement endiguée, elle cause un état d’euphorie ou de dysphorie qui aveugle et peut en conséquence produire des dégâts ou des réalités merveilleuses. Tout dépend du mélange qu’elle fait avec le caractère et la nature profonde de l’être qu’elle tient sous son empire.
Balzac en était la victime consentante. Beaucoup trop intelligent pour lutter contre elle, ce qui est une bataille perdue d’avance, il l’utilisait, se servant d’elle et de sa puissance... pour créer. Intuitivement, comme chaque artiste digne de ce nom, il sentait comment, non pas la maîtriser, mais coopérer avec elle, en faire son allié, lui donner un but, noble et élevé. Mais même la propriété dévastatrice de la passion est contestable, étant donné que comme chaque moyen, elle n’est ni bonne ni mauvaise en elle-même, il n’y a que des résultats finals qui s’avèrent bons ou mauvais. Balzac se sentait propulsé par elle, incité à faire de grandes œuvres, en faisant un brassage parfait de passion, d’intuition, de force de caractère, de talent artistique et d’acharnement du vouloir. Le lecteur sent cette passion qui se dégage de l’œuvre d’un artiste, il perçoit par ses sens les liens invisibles qui existaient entre l’auteur et sa création, un fluide imperceptible envahissant l’imagination et la raison.
Alors, Balzac a raison de dire que la passion comme chaque excès est mauvaise. Car l’excès épuise et affaiblit. Mais c’est pour cela qu’il faut toujours avoir présent à l’esprit l’objectif suprême de son intention, surtout si elle concerne le domaine artistique. On pourrait même penser que Balzac veut, par là, passer un message subliminal : la seule passion justifiée est celle qui touche aux sphères artistiques, sachant que la mission de l’homme sur terre est d’être à l’image de Dieu et de créer. L’écrivain, en l’occurrence, doit mettre toute son âme dans l’accomplissement de la tâche, se consacrer de toutes ses forces à son œuvre pour lui donner le plus de vie possible, pour le rendre concret, vrai, réel. A partir de ce moment-là, l’on peut parler de ce lien subtil qui s’établit entre l’œuvre et le lecteur fasciné. C’est ce lien qui l’empêche de se détacher du livre, qui fait qu’il boive les mots, les assimile, les vive. Balzac le savait, ce pouvoir suprême qu’exerce une œuvre d’art. Il savait qu’il fallait en faire bon usage. L’écrivain doit utiliser son pouvoir de persuasion dans le but d'éduquer l’humanité. S’assigner un but spirituel, se consigner une tâche élevée, telle doit être son intention permanente, tirer ce qu’il y a de mieux de ce monstre qui dévore et consomme tout sur son passage et qu’on appelle passion. Il ne faut jamais sous-estimer l’ascendant de l’artiste sur son publique, la fascination qu’il exerce, mais s’en rendre conscient et l’utiliser à bon escient. C’est-à-dire, le dessein de l’auteur doit incessamment porter en lui un message du bien collectif, de l’évolution individuelle permettant le grandissement et la transformation de l’humanité. Il doit viser le progrès, son ressort étant aussi large que possible.
Pour Balzac, l’art pour l’art n’existe pas. Chaque œuvre littéraire doit avoir pour but d’enseigner, d’apprendre, de transmettre un savoir, une sagesse, une morale nés de l’observation du monde et de soi-même, de cette passion qui pousse à vivre toujours plus intensément le moment et les sentiments. Par là, il veut nous faire comprendre comment métamorphoser l’énergie brute libérée  par la passion en une énergie créative. Comment la cristalliser, lui donner une forme durable et utile, autrement dit « accompagner l’œuvre d’art d’une grande leçon ». En regardant de plus près l’immense travail qu’il a laissé derrière lui, on pourrait dire que Balzac a effectivement bien rempli sa tâche. Il n’y a pas une œuvre où l’on ne sent pas se faufiler des messages, des conseils, des leçons plus ou moins cachés, plus ou moins explicites tout en décrivant parfaitement les réalités sociales et humaines de l’époque. Ce grand connaisseur de l’âme humaine, des conditions politiques et des interactions qui y règnent a fait une peinture des mœurs de son époque, avec tous ses défauts, lacunes et vices et les a jetés aux yeux du lecteur, de manière finement brutale, en les accusant, en les jugeant, en les condamnant, soit par lui-même, soit par la vie.
Le père Goriot est la passion incarnée, avec tous les méfaits qu'elle produit. C’est un homme amoureux de ses filles, il les aime de façon quasi incestueuse, donnant toujours, ne comptant jamais, pour elles, pour ceux qu’elles aiment, ne voyant que le moment présent et le bonheur éphémère de l’instant. Quoique bon père dans ses intentions, on pourrait se demander dans quelle mesure il l’est vraiment. Car cette passion l’aveugle et l’empêche de voir, de comprendre qu’un vrai parent regarde l’avenir de ses enfants. Mais, justement, cela montre à quel point il est impossible de retenir la passion. La passion est im-passion-te et veut tout, tout de suite, veut donner et recevoir. Elle finit non seulement par consumer l’individu mais aussi ceux qui l’entourent de manière plus ou moins directe. Anastasia ressent pour son amant un amour aussi aveugle que celui que son père ressent pour elle. Manifestement, c’est exactement  le genre de passion que Balzac condamne, la passion sans but, qui ne mène à rien, qui détruit et éradique autant la personne que tous ceux qui sont concernés par elle. Faute de l’orienter délibérément vers une direction bien précise, qui permettrait l’accomplissement des choses importantes, même si elles ne concernent qu’un petit groupe de personnes, elle nous inféode, nous subjugue et commence à contrôler toute notre vie, lui donnant la forme qui le plus souvent ne correspond pas à l’image que notre raison approuverait. Si seulement le père Goriot avait su imposer des limites à ses filles, s’il avait eu assez de force pour les brider, non pas pour les rendre malheureuses mais dans l’intention de faire d’elles des êtres plus généreux et moins égoïstes, utiles à la société - il n’aurait pas échoué comme parent. Pour se faire aimer, il faut d’abord se faire respecter. Le père Goriot n’a jamais su imposer l’autorité à ses filles. Cette autorité nécessaire, un peu sévère et rigide mais qui n’inspire jamais de crainte, juste une saine domination.
Aux yeux de Balzac, toutes les passions ne méritent pas le même traitement. Plus ou moins intenses, plus ou moins utiles, elles ne donnent jamais les mêmes résultats. Qu’elles touchent aux sphères de l’ascension sociale, comme chez Rastignac ou aux sphères de l’amour paternel comme chez le père Goriot ou bien celles qui concernent l’argent et l’amour charnel, parfois extra-conjugal comme chez  Mme de Nucingen et Mme de Restaud, les passions portent toujours en elles quelque chose d’égoïste, se suffisent à elles-mêmes, et par conséquent, elles sont à damner. Seulement celles de nature altruiste, servant à l’humanité, portant un message éternel, sont justifiées, bien que cela puisse impliquer la destruction de la personne qui les ressent. Au nom d’un but suprême, on a le droit de commettre un suicide virtuel. C’est le cas de Balzac. Pour apporter quelque chose à l’humanité, il se consumait petit à petit, son œuvre l’épuisait, mais le savoir et la sagesse devaient être transmis.
Aujourd’hui on peut dire que Balzac a rempli sa tâche. Grâce à son immense ouvrage nous avons l’accès à une époque reculée qui n’a plus rien à avoir avec notre monde. Nous connaissons la conjoncture sociale de cette période, les habitudes, le comportement de la haute société française du XVIII siècle de manière presque exhaustive. La finesse psychologique des personnages nous renseigne sur l’influence que cette société avait sur eux, leur façon de percevoir le monde et son fonctionnement. Balzac a peint tout cela avec une passion incoercible, la même qui a poussé ses personnages à faire de leur propre vie une œuvre d’art qui plaît ou non. Il a pointé du doigt vers les vices, les immoralités et les abus de son époque. Ensuite, il a fait montre des choses honorables, désirables, enrichissantes qui peuvent prendre la forme de l’ambition, de l’altruisme, de l’amour à condition qu’elles ne soient pas exacerbées au point de jeter l’ombre à tout le reste et de produire un contre-effet. Une sage mesure dans les actions, et le savoir de doser les choses au niveau émotionnel ou matériel n’est qu’une des innombrables morales que son œuvre véhicule. La morale du père Goriot se réfère à la passion, Balzac nous fait découvrir par nous-mêmes ou explicitement les forfaits de celle-ci, quand nous restons inconscients de sa force et notre pouvoir de la diriger.  

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