L'INACHÈVEMENT DU ROMAN "LES ÉGAREMENTS DU CŒUR ET DE L’ESPRIT"




Pour bien des romans il est assez difficile de dire s’ils se terminent vraiment ou non. Cela est dû à leur globalité et à leur tentative de saisir un tout, non seulement un tout individuel ou collectif, mais un tout universel. Le lecteur se trouve toujours un peu sur sa faim après avoir lu un roman car ce dernier tout en répondant à quelques questions posées par l’auteur ou la société, en propose encore autant sinon plus à la fin. Paradoxalement, tout en résolvant un certain nombre de problèmes, d'autres naissent au vu des réponses apportées précédemment. Ce n’est par pour autant qu’il faut juger chacun des romans incomplet car tout en étant inachevés ils renferment une morale ou une simple allusion en guise de réponse ce qui est plutôt le cas avec le roman Les Egarement du cœur et de l’esprit. Ici l’histoire se déroule en poursuivant l’évolution émotionnelle et charnelle d’un adolescent de dix-sept ans. La  fin du roman est tangible, mais pas définitive et précisément c’est cette fin qui donne naissance à une autre réalité et s’ouvre vers d’autres horizons laissant le lecteur perdu dans sa curiosité. Le problème qui se pose concernant la plupart des romans n’est pas de savoir s’ils sont inachevés mais de connaître dans quelle mesure ils sont achevés, sur quel plan ou mieux encore à quel point ils répondent à la tâche que l’auteur s’était désigné au début de l’œuvre. Bien qu’au terme du roman l’histoire puisse paraître brutalement tranchée il faut toujours se demander si l’auteur a accompli la mission assignée et a répondu à la question véritablement posée, sans trop se préoccuper d’événements subsidiaires qui caractérisent l’histoire et en découlent inévitablement.
Alors l’achèvement d’un roman doit être observé sous plusieurs aspects, notamment celui qui concerne le niveau individuel et celui qui touche à l’universel car c’est en fonction de ces deux plans que se forment deux réponses différentes et opposées.
Comme il a déjà été dit ce roman d’abord et avant tout parle de l’initiation au monde adulte d’un jeune adolescent. C’était le but de l’auteur qu’il explique d’ailleurs dans la préface : 

        …La première et la seconde partie roulent sur cette ignorance et sur ses premières amours. C’est dans les    suivantes, un homme plein de fausses idées et pétri de ridicule, et qui y est moins entraîné encore par lui-même, que par des personnes intéressées à lui corrompre le cœur et l’esprit. On le verra enfin dans les dernières, rendu à lui-même, devoir toutes ses vertus à une femme estimable ; voilà quel est l’objet des Egarements de l’esprit et du cœur...

Effectivement, le roman s’achève par la fin d’une époque de l’adolescence immaculée. La pureté du corps s’efface devant les premières passions de la jeunesse. Le jeune homme y est entraîné par tous les désirs irrésistibles qui s’éveillent en son corps et son esprit et par lesquels il se laisse facilement guider. La littérature abonde en exemples qui illustrent l’état hypnotique de la passion servant de case de départ de nouvelles réalités turbulentes.
Dans le Père Goriot le cycle se clôt par la mort d’un homme pour s’ouvrir immédiatement vers la nouvelle vie d’un autre, comme pour suggérer l’existence de cette interminable spirale qui symbolise la vie, sans début ni fin. Rien n’est jamais fini, tout est en devenir. L’auteur aiguille en permanence l’attention de ses lecteurs vers de nouveaux horizons et tout se passe comme s’il nous poussait à aller plus loin dans la découverte de différentes entités inséparables l’une de l’autre.
C’est exactement ce qui se passe dans Mme Bovary, par exemple, où le suicide de l’héroïne éponyme ne représente que le commencement des affres financières et émotionnelles de sa famille. Rien ne nous est dit sur la vie ultérieure des personnages dont l’existence était liée à celle d’Emma Bovary. Toutes ces différentes couches qui caractérisent notre existence se compénètrent, se transpercent et s’ensuivent. C’est une parabole de la vie, avec toutes ses vicissitudes, caprices et mouvements.
Ainsi un autre roman de Crébillon, publié en 1754, intitulé Les Heureux Orphelins peut illustrer l’exemple du roman inachevé. L’histoire de Lucie et Edouard s’arrête sans savoir trop comment. Le lecteur n’apprendra jamais non plus qui est le véritable père des orphelins, alors que l’on peut se demander, somme toute, ce que l’auteur voulait nous présenter vraiment. A-t-on besoin de savoir toutes ces choses-là pour saisir le message de l’écrivain ? N’y a-t-il que l’action au sens propre qui puisse nous dévoiler la morale ultime d’une œuvre ?
Revenons au roman Les Egarements du cœur et de l’esprit. Le but de Crébillon le fils était, comme il le dit dans sa préface, de voir le héros rendu à lui-même, devoir toutes ses vertus à une femme estimable. Pourtant ce n’est pas le cas. Tout ce qu’on voit à la fin du roman c’est un héros qui doit son initiation aux plaisirs charnels à une femme qui n'est peut-être pas si estimable que ça. Ce qui va se produire ensuite, dans son avenir amoureux, ne peut s'entrevoir qu’au travers des anticipations, comme celle des Tuileries, lorsqu'il voit la jeune Mlle de Théville et caractérise ce moment du plus beau de sa vie. Bien sûr le doute plane et nous sommes amenés à nous demander pourquoi cet instant joue un rôle aussi important dans sa vie et s'il concerne-t-il vraiment l’avenir de Meilcour ou seulement le présent. Il se peut que dans toute sa vie ultérieure et sulfureuse comme on nous le laisse supposer, ce moment du vrai bonheur presque spirituel dépourvu de tout instinct basique est vraiment celui qui lui a procuré le plus grand plaisir, le plus pur et le plus parfait. Là encore, la réponse reste dans l’air, insaisissable. Toute une série d’épisodes s’enchaîne sans donner de suite, sans voir la fin et nos conclusions ne peuvent se fonder que sur des supputations.
Il y a tout de même quelque chose qu’on ne doit pas perdre de vue quand il s’agit d’analyser l’achèvement ou l’inachèvement d’un roman. Ce sont les raisons pour lesquelles un auteur n’a pas pu ou n’a pas voulu terminer son ouvrage. Elles peuvent être de nature très différente : la maladie ou la mort de l’écrivain, ses conditions de vie ou bien des conjonctures socio-politiques comme dans le cas de Crébillon, c’est-à-dire, quand Crébillon s’apprêtait à rédiger la suite des Egarements du cœur et de l’esprit  les romans ont été proscrits. Il y a, aussi, bien sûr, la possibilité de l’inachèvement voulu.
Mais ce qui importe surtout c’est de savoir dans quelle mesure le roman reste achevé, sur quel plan et si l’auteur a vraiment présenté l’essentiel de sa pensée, s’il a réalisé sa vraie intention. Pour cela il faut cerner dès le début le projet du roman, son but ultime et les détacher de toutes les autres choses qui les accompagnent, leur donnent de la signification mais restent secondaires. Ainsi l’on peut continuer à ne s’intéresser qu’au vrai message, celui qui a inspiré l’artiste à créer l’œuvre.
Dans Le Père Goriot l’histoire que Balzac a entrepris de raconter n’est pas celle de Rastignac, celle-ci viendra après, mais celle du père Goriot et toute cette passion qui a marqué sa vie. Rastignac est important en tant qu’élément qui joue un rôle considérable dans le développement de l’action, il ne représente pas pour autant le pilier de la diégèse, le personnage du père Goriot s’en charge. Alors oui, la fin du Père Goriot débouche sur les débuts de Rastignac mais reste en soi-même l’histoire d’un homme consumé par sa passion.
Flaubert ne raconte pas la misérable fin de la famille d’Emma et tous les déboires par lesquels sa fille a dû passer après, quoiqu’il laisse supposer quelques détails. Son objectif était de relater la vie triviale d’une femme adultère qui finit par se suicider. Le roman s’achève avec la disparition de l’héroïne.
En ce qui concerne Les Heureux Orphelins Crébillon est moins intéressé par le fait de narrer les relations entre Lucie et Edouard ou d’informer le lecteur qui est le vrai père des orphelins que par le fait de donner l’analyse psychologique d’une femme, symbole de toutes les femmes chastes et honnêtes de l’époque sous l’emprise d’un enjôleur dont le portrait a été retracé de manière très convaincante.  Alors, vu sous cet angle-là le roman est tout à fait terminé.
Les Egarement du cœur et de l’esprit est un roman qui n’échappe pas à la règle. Inachevé dans son ensemble et par rapport aux desseins ultimes de Crébillon il relate explicitement la dernière phase de l’initiation du jeune homme qui n’est  peut-être pas le seul mais sûrement le premier objectif de l’auteur. Une série d’événements qui accompagnaient cette initiation : les rapports ultérieurs entre le héros et Mme de Lursay, les relations de Meilcour  avec Mme de Senange, la mystérieuse jeune femme vertueuse qui remettra Meilcour sur le bon chemin, etc. resteront pour toujours secrets, aussi bien que le fait de savoir jusqu’où le jeune homme est allé dans son libertinage incité et développé par Versac. Est-ce que Meilcour est devenu aussi libertin que son maître ou peut-être même plus ? Tout cela importe peu. Le héros du roman est régi par ses pulsions, qu’elles soient d’ordre purement physiques ou émotionnelles, le but c’est de faire voir aux lecteurs comment elles sont satisfaites et comment le héros les ménage. Cette histoire de « dépucelage » aboutit à sa fin et la curiosité concernant cet épisode est dûment satisfaite. Le Meilcour d’après doit faire partie d’une autre histoire, c’est un nouveau personnage que l’on découvre au terme du roman, changé, transformé et même mûri d’une certaine façon. La période de cette métamorphose, si l’on pouvait lui donner ce nom, est celle qui marque la fin d’une époque, d’un âge. C’est exactement ce que Crébillon voulait dire dans le roman et il l’a fait. Certes il pouvait en dire long et sans doute il en avait l’intention mais dire que la suite n’a jamais eu lieu na change rien au fait que l’information recherchée, c’est-à-dire, les renseignements sur l’assouvissement du désir premier de Meilcour ont été donnés et cela représente tout l’intérêt du roman. L’esprit humain a toujours envie d’aller plus loin et de savoir plus, s’adonnant à toute sorte de spéculations et cela avec raison mais parfois il ne faut pas aller aussi loin mais se contenter d’assimiler le message que l’auteur d’un roman ou un artiste quelconque voulait faire passer.
Il est toujours difficile de donner une réponse définitive à une question biface car tout est contestable et dépend du point de vue de la personne qui l’examine. Il convient dans ce cas de se placer à plusieurs niveaux du problème posé, d’essayer de l’analyser en commençant par les choses les plus étroitement liées  avant de lui donner un sens définitif et global. Dans cette optique-là toujours examinant la problématique du roman inachevé Les Egarements du cœur et de l’esprit l’on peut constater que l’ensemble de l’ouvrage n’est pas terminé. Crébillon n’a pas fini son roman de la manière voulue et prétendue au début. A mieux dire il n’a pas achevé l’ensemble de l’ouvrage qui existait autant que tel dans son esprit étant donné qu’il devait comporter plusieurs volumes. Il imaginait une synergie des œuvres qui donnerait toute une succession d’étapes d’évolution intérieure de son héros, le premier roman étant celui qui relate la première de ces étapes. Alors il a, disons, échoué dans la première tentative concernant l’ensemble, mais a réussi de façon tout à fait juste regardant le roman en question. Une fois compris la vraie orientation de l’auteur, son projet détaillé, on est à même de mieux comprendre les raisons pour lesquelles son travail n’est par terminé ou paraît comme tel. Les causes de l’interruption de son travail entrepris ne nous sont connues qu’à moitié. Il a déjà été question de proscription des romans à l’époque de Crébillon, il y a, peut-être, aussi, des motifs personnels, cependant, rien ne nous empêche de considérer Les Egarement du cœur et de l’esprit comme un roman achevé seulement dans sa première partie, ce qui, en aucun cas, ne nuit à sa compréhension globale, anticipée déjà dans la préface. En revanche, dans son entier, on est  obligé de le considérer comme un ouvrage inachevé, à cette conclusion aussi nous incite le propos de l’auteur donné dans la préface de l’oeuvre.             


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