"LES CHATS" DE BAUDELAIRE : COMMENTAIRE RHÉTORIQUE
Il
est difficile de déchiffrer un poème de Baudelaire. Cette poésie hermétique ne
cesse pas de nous interpeller et la tâche est encore plus délicate lorsqu’il s’agit
de faire un commentaire rhétorique. Car en effet, c’est un poème rhétorique qui
adopte le genre épidictique qui a pour but de donner une image méliorative du
poète. Mais ce poète se fait discret et crée avec l’auditoire une relation très
particulière par le biais d’un style qui meut et émeut. Mais ce qui est
caractéristique pour ce texte poétique est le fait que contrairement au genre
épidictique qui tend en général vers movere,
nous avons l’impression qui l’auteur veut aussi docere. Cela s’explique par
différents types d’arguments qu’il utilise pour corroborer cette intention.
Nous verrons donc d’abord de quelle manière
se construit le rapport entre le poète et l’auditoire et par quels moyens il
réussit à substituer à un auditoire universel un auditoire choisi. Ensuite nous
allons traiter des arguments logiques dont la fonction première est de
convaincre, mais nous verrons qu’ils ne réussissent qu’à persuader
(probablement volontairement). Enfin, nous analyserons plus en détail le style
sublime, incontournable dans la poésie, qui met en œuvre tout une panoplie de
stratagèmes stylistiques pour éveiller différents sentiments chez le lecteur,
notamment celui d’admiration.
Dans ce poème on ne peut vraiment parler
de l’ethos du poète, tout simplement parce que le poète s’efface (au moins en
apparence) et laisse libre place à l’objet de son éloge. Pour dire les choses
un peu vite : le je poétique ici
n’existe pas, le moi du poète ne
s’implique pas directement. Mais on peut parler de la relation que le poète
entretient avec l’auditoire.
Les Chats est un poème du genre épidictique, il s’agit ici, plus
précisément, d’une louange qui a pour objet les chats et par extension le poète
(nous verrons plus loin par quels procédés). Nous verrons aussi de quelle façon
le poète construit un ethos discursif tout au long du poème auquel il s’identifie
d’une manière oblique. Mais d’abord voyons de plus près le genre de l’auditoire
auquel il s’adresse.
De prime abord, on peut croire qu’il choisit un auditoire universel. Nous
parlions déjà du genre épidictique qui vise en premier lieu justement
l’auditoire universel, car il loue, il fait éloge, par conséquent il éduque le public en quelque sorte. Il ne faut pas
oublier que l’un des objectifs du genre d’apparat est souvent d’ordre
didactique (docere), car l’orateur a
envie de faire passer un message et cela bien souvent par le biais de la
narration.
Mais rapidement on se rend compte que les arguments que le poète manie
ne sont pas compréhensibles pour la grande majorité des hommes et qu’ils sont
en fait destinés aux érudits : l’évocation de la mythologie grecque, Érèbe, l’ancienne civilisation
égyptienne symbolisée par le Sphinx…
et puis un style élevé qui mérite d’être caractérisé de sublime, car
« l’éloge emprunte le style de la grande éloquence ».
Longin (ou le pseudo-Longin) dit dans Du
Sublime : « Chez les orateurs, les éloges, les discours de pompe
et d’apparat renferment toujours de la majesté et de l’élévation."
Il est évident que Baudelaire choisit un
auditoire d’élite. D’ailleurs, lorsqu’un orateur s’adresse à un auditoire
universel il opte plutôt pour une série d’arguments logiques ce qui n’est pas
tout à fait le cas dans le poème de Baudelaire. Il tend à persuader plutôt qu’à convaincre. Il
vise un auditoire particulier : les érudits et les gens sensibles à l’art (et
par là au plaisir et à la beauté de la
vie) – dans le poème il s’adresse à eux en les appelant les amoureux et les savants.
De cette façon allusive il réussit à créer une sorte de communion avec le public.
Contrairement
à nos attentes lorsqu’il s’agit d’un poème lyrique, la présence d’arguments
logiques peut y avoir lieu. Il est vrai que cette argumentation est indirecte
et pas toujours très convaincante, parfois difficile à déceler, mais elle
existe tout de même.
Dans Les
Chats le premier argument que donne Baudelaire est justement d’ordre
objectif (au moins c’est l’air qu’il a envie de lui donner). Il dit :
Les amoureux fervents et les savants austères
Aiment
également, dans leur mûre saison
Baudelaire
argumente sans argument. Il pose un axiome, ou pour mieux dire avance comme
argument, comme une vérité universellement reconnue, quelque chose qui doit
d’abord être prouvé. L’article défini au pluriel les, devant amoureux et savants, induit une notion de
généralité : tous les amoureux
et tous les savants, et pose en
axiome l’assertion : Aiment également.
Ici donc, on a la loi de passage au
sens argumentatif très implicite suggérant : on sait que tous les
amoureux et tous les savants aiment
les chats et transforme en quelque sorte cet axiome en un topos. Au même vers, le second hémistiche, il dit : dans leur mûre saison où il fait
allusion à leur sagesse car leur âge avancé (peut) témoigne(r) de leur bon
sens, de leur jugement sain, de leur raisonnement. Il se sert ici d’une pensée
antique quasi-proverbiale selon laquelle la sagesse vient avec l’âge. Il transforme
par là une condition nécessaire en une condition suffisante. On peut la
considérer presque comme un tekmèrion,
un quasi-enthymème qui fonctionne selon la logique suivante : leur âge
étant avancé, ils sont sages, et dans leur sagesse ils aiment les petits
animaux domestiques que sont les chats. Donc on peut les croire, aimer les
chats et le signe de l’intelligence émotive et intellectuelle – car les deux
les aiment, les amoureux et les savants, les sensuels et les
intellectuels.
Alors à la fin du deuxième vers nous avons
un argument que nous pouvons qualifier d’argument
de pétition du principe puisque le poète postule ce qu’il devrait d’abord
prouver.
Dans la seconde strophe, l’on a un
syllogisme :
L’Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
S’ils pouvaient au servage incliner leur
fierté.
Tout le poème est écrit au présent, sauf
ces deux vers. L’argumentation, encore une fois est très implicite. Les deux
prémisses (simplifiées) sont les suivantes :
1) L’Érèbe
veut prendre les chats pour ses coursiers.
2) Les
chats sont trop fiers pour être asservis.
Conclusion :
l’Érèbe ne peut prendre les chats pour ses coursiers, car ils sont trop
puissants.
Ici
nous avons un conditionnel passé (le premier vers) et une irréelle du passé (le
deuxième vers). Cela délimite l’action, lui confère quelque chose de définitif,
la détermine une fois pour toute en quelque sorte (d’où les prémisses données
ci-dessus au présent que l’on peut qualifier d’intemporel : « les
chats ont toujours été ainsi, et le seront toujours »).
Baudelaire
poursuit l’argumentation logique implicite dans le premier tercet, où il
compare les chats au Sphinx égyptien :
Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des
solitudes,
Qui semblent
s’endormir dans un rêve sans fin.
Baudelaire
fait allusion à l’Égypte où le chat est un animal sacré. La civilisation
égyptienne est l’une des plus grandes et des plus anciennes, alors à nouveau
nous pouvons y voir un argument en tant que modèle à suivre. Nous pouvons y
voir une référence à l’autorité ou un argument
d’autorité puisque on admire encore aujourd’hui l’ancienne civilisation
égyptienne. C’est une référence culturelle qui sert de modèle et incite à
l’imitation.
La troisième strophe est chargée d’un sens
argumentatif très fort puisque elle cache un pouvoir de persuasion important. Au
terme de la lecture du poème nous nous rendons compte que celui-ci est
fortement symbolique et allégorique. Les chats possèdent toutes les qualités
d’un grand poète divinement inspiré, et nous verrons pourquoi exactement.
Baudelaire crée une analogie entre les chats
et les sphinx où l’on peut voir un argument
de réciprocité : les chats sont comme le sphinx (A=B). Et puis il
passe à l’argument de transitivité
(implicite) quand il dit : des
grands sphinx allongés (…) semblent s’endormir dans un rêve sans fin. Deux
valeurs sont attribuées aux sphinx : l’immobilité (sédentaires comme les chats) et l’éternité (rêve sans fin) toutes les deux divines. Alors la conclusion est qu’il
s’agit d’une argumentation par transitivité : si les chats (A) ressemblent
aux sphinx (B), et les sphinx ressemblent à Dieu (C), alors les chats (A)
ressemblent à Dieu (C) : A=B et B=C alors A=C. Cet argument est poussé
encore plus loin si l’on admet l’hypothèse selon laquelle le poète dit toujours
plus qu’il ne dit et pense toujours au-delà de ce qu’il dit. Alors si l’on
identifie les chats aux poètes (magiques,
mystiques, aux nobles attitudes, puissants et doux, rêveurs…) on obtient l’analogie suivante : les chats (A) sont
aux sphinx (B) ce que les poètes (C) sont à Dieu (D) ou A – B = C – D, où l’on
transpose le plan concret (A et B) sur un plan abstrait et spirituel (C et D). Ce
cas d’analogie, Perelman et Obrecht-Tyteca regroupent sous le nom d’argumentation qui fonde la structure du réel
(elle invente les relations entre les éléments existant dans la réalité). Mais quelle
qu’implicite et subjective qu’elle soit cette argumentation doit être
considérée comme appartenant aux preuves logiques.
On
a déjà dit que le présent poème vise la persuasion et que l’argumentation
dominante est d’ordre pathique. Nous allons analyser maintenant les arguments
qui contribuent à la création d’un climat du pathos qui envahit ce texte
poétique et influe sur le lecteur.
Pour réaliser un premier impact sur le
lecteur le poète choisit de jouer avec les sons. Ce qu’il vise c’est d’établir
une image méliorative des poètes par le biais du langage qui prête à l’émotion
et au sentiment. Dans toute la première strophe se profilent deux
allitérations. La première est en « m » :
amoureux,
aiment, également, mûre, maison comme, amis, et se
poursuit dans les deux tercets : semblent, s’endormir, magiques, vaguement, mystiques. La consonne « m » est une labiale, elle évoque l’amour, et la sensualité, elle renforce l’intention de l’auteur de
promulguer une image positive et aimable
du poète.
La
deuxième allitération est en « r »,
elle commence dans la première strophe et continue tout au long du poème :
amoureux,
fervents, austères, leur, mûre, orgueil, frileux,
sédentaires, cherche, horreur, ténèbres, Érèbe, pris, pour, coursiers, funèbres, servage, fierté, prennent, grands, s’endorment, rêver, reins, parcelles, or, prunelles. L’allitération en « r » agit en binôme avec celle en « l » (les deux consonnes sont liquides) : les, la,
le, également, leur, frileux, ils, incliner, nobles, allongés, solitudes, semblent, pleins, étincelles, parcelles, étoilent, prunelles.
Elles évoquent une fluidité, une continuation dont la valeur nous verrons plus
tard.
L’allitération
en « s » est omniprésente
dans le poème : savant,
austères, saison, puissants, silence, sont, sédentaires, science, ses, coursiers, si, servage, son, sphinx, solitudes, semblent, s’endormir, sans, étincelles, parcelles, ainsi, sable, mystiques. Le choix de cette
sifflante est impératif lorsqu’on veut créer une ambiance de sensualité et de
plaisir.
Ces
procédés euphoniques contribuent au renforcement de la fonction émotive et expressive
si importante dans une argumentation d’ordre pathétique. Le même effet est
obtenu grâce à un magnifique chiasme qui ouvre le poème et englobe le premier
et le cinquième vers :
Les amoureux fervents et les savants
austères// Amis de la science et de la volupté
Nous
pouvons observer une sorte de va-et-vient entre l’amour et la science avec le
chiasme marquant un point de rencontre entre les deux, et puis s’ajoute à cela
la paronomase à la fin du premier hémistiche de la deuxième strophe et du
deuxième hémistiche de la même strophe : science//silence.
Ensuite
dans les deux tercets Baudelaire se sert d’une vraie hypotypose, en se
proposant de faire une description paysage-état
d’âme qui évoque presque ce qu’on peut appeler un locus amoenus :
Ils
prennent en songeant les nobles attitudes
Des
grands sphinx allongé au fond des solitudes,
Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ;
Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles
magiques,
Et des
parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin ;
Etoilent
vaguement leurs prunelles mystiques.
Boileau
dit :
Le sublime c’est un merveilleux
qui saisit, qui frappe et qui se fait sentir.
C’est exactement ce que nous avons ici. Au
moyen d’une amplification qui se s’étend tout au long de la dernière strophe,
Baudelaire crée une sublime ambiance de tranquillité, de sérénité et de paix.
Le substantif solitudes est au
pluriel, et selon Longin (Du Sublime,
XXIV, 2) c’est une des caractéristiques du style sublime :
Là
où les noms sont singuliers, les mettre au pluriel est une marque de passions inattendue.
Cela
suppose aussi qu’il y a plusieurs types de solitudes, peut-être peut-on y voir
une solitude spatiale et puis une solitude temporelle ce qui viendra renforcer
l’argument donné plus haut sur les deux attributs divins, l’immobilité (et
l’unité) ainsi que l’éternité. Baudelaire introduit ici la logique de la langue
latine et puis sa rhétorique car le mot latin solitudo, -inis a souvent été employé par les orateurs dans le sens
vastes étendus, désert (vastae solitudines – désert).
À l’avant dernier vers, en revanche, le mot sable
apparaît avec l’article indéfini témoignant à nouveau d’une sorte
d’unification, de fusion, importante pour la compréhension du poème entier
puisque on verra que chaque chose et chaque élément dans le poème fusionne avec
lui-même, avec la nature et par conséquent avec le cosmos.
La synecdoque (leurs reins, leurs prunelles) vient confirmer cette hypothèse. Les
frontières se fondent les unes dans les autres, chaque chose fusionne avec tout
et son contraire.
À part le fait que Baudelaire procède à une energeia, évoquant la chaleur, la
solitude et la grandeur de l’Egypte, il donne aussi un argument implicite mais
très fort qui est celui de superstition –
chacun sait que le chat était un animal sacré en Egypte, et par là même
il induit l’argument d’autorité, se référant à l’ancienneté de leur
civilisation, leur culture et leur grandeur.
Le pathos repose entièrement sur movere,
et le style sublime est le plus susceptible de provoquer chez l’auditoire les
mouvements d’âme qui correspondent à la terreur, à l’admiration. Différentes
figures de construction comme l’antithèse (amoureux//savants, puissants//doux),
l’oxymore (au servage incliner leur
fierté) et le chiasme, ensuite les figures de diction : l’allitération,
les figures de pensée (l’hypotypose et l’allégorie) contribuent à construire un
style sublime qui est l’écho de la
grandeur d’âme (Login). Le son « or »
apparaît plusieurs fois dans différents mots : orgueil, horreur, s’endormir, or et renforce l’image de l’Egypte et son statut de locus amoenus (c’est un pays
d’alchimistes, de savants, ils
cherchent la pierre philosophale qui transformerait tout métal en or). Au moyen de l’hypotypose, un grand
pouvoir de suggestion visuelle est produit ayant un impact certain sur
l’auditoire.
Pour bien corroborer la preuve
pathétique, Baudelaire a recours à tous les procédés sémantiques :
l’antithèse, les mots à fort sémantisme (magique,
mystique, fervents, puissants, volupté, fierté, féconds, or, étoilent…) qui
viennent construire un champ lexical d’une forte connotation affective
méliorative frappant la conscience du lecteur.
Le portrait du poète que Baudelaire brosse est assez ambigu, d’un côté
il y a un certain caractère flegmatique du savant (il est sédentaire, reclus
dans son cabinet), son élément est l’eau, et puis il y a le caractère
colériques des amoureux qui sont tout feu
tout flamme (ils sont fervents, passionnés, sensuels), le
froid cosmique (le froid des étoiles) se joint à la chaleur désertique du
Sphinx car ce dernier tout en représentant l’argument d’autorité comme on l’a
vu plus haut symbolise aussi toute création (Soleil donne la vie). On dit
souvent que le chat est un animal imprévisible justement à cause de sa double nature, il est flegmatique mais il
est aussi colérique, Baudelaire donne une comparaison à la fin de la première
strophe qui montre la nature ambivalente du chat, il dit :
Les chats
puissants et doux (…)
Qui comme eux sont frileux et
comme eux sédentaires.
La
comparaison est une figure qui la plupart du temps sert un argument logique
mais ici il y un vrai procédé d’identification qui suggère une inséparabilité
qui conduit vers la fusion cosmique dont le poète est l’emblème. Il se fond
dans le cosmos ce qui a pour résultat l’inspiration divine, ou la
grandeur morale de l’élévation vers le divin.
Lorsqu’on fait un commentaire rhétorique
sur le poème Les Chats, on s’aperçoit
très rapidement que chaque argument (ou presque) a deux faces. Cela témoigne de
la fusion antithétique qui transperce tout le poème.
Nous nous trouvons en face du logos (parole) qui est au service du poièsis (création), nous trouvons ainsi
un beau plastique au service d’un beau artistique, et l’argumentation suit ce
schéma.
Il
y a logos – la raison, la lumière, et
puis il y a pathos – les passions,
les ténèbres, symbolisés par les savants
et les amoureux. Tout poème est une
question ainsi qu’une réponse, et une énigme ainsi qu’une révélation. Les mondes
visibles et invisibles s’entrecroisent, le réel et l’irréel se rencontrent. Les
chats appartiennent aux deux mondes ainsi que les poètes qui vivent dans ce monde mais ne sont pas dans
ce monde – comme disent les
gnostiques.
De
cela vient une conclusion qui réconcilie le logos
et le pathos : les poètes
symbolisés par les chats, vivent dans cette harmonie qui marie l’intellect et
la sensualité, la science et la passion. L’Érèbe qui est ignorance (obscurité),
Chaos et Nuit, se joint au Sphinx qui est énigme de la vie et de la création,
lié au Soleil. Une antithèse cosmique//désertique se met en place, d’où
l’analogie : le poète est comme les chats, il sait conjoindre le rationnel
et l’irrationnel, et passer de l’un à l’autre en vue d’une création – poièsis.
c'est un très bon travail , merci carrément Mme Sofia
RépondreSupprimer