"PANTAGRUEL" : UN ÉDIFICE DOCTRINAL ?


Le Pantagruel est un roman polyphonique. L’auteur parle par la bouche de plusieurs de ses personnages. Cela découle du fait que Rabelais lui- même était tiraillé entre deux choses d’apparence opposées. D’un côté, il était militant de la religion et de l’évangélisme, de l’autre côté il était humaniste ne voulant pas se limiter à l’instance idéologique. Mais dans la philosophie humaniste la polémique et la polyphonie se complètent et sont tout à fait compatibles. Les différentes voix dans le Pantagruel sont entièrement indépendantes. Elles peuvent et doivent être comprises ensemble. C’est un tout, grand et cohérent. Lors d’une première approche on pourrait se dire que l’œuvre rabelaisienne est amusante, mais elle a une profondeur considérable une fois que l’on a commencé à l’étudier véritablement. L’esprit rabelaisien est omniprésent dans le livre, il s’y immisce et en ressort de façon la plus inattendue et la plus insolite qui soit. L’auteur parle tantôt au moyen de ce personnage-ci, tantôt par le biais de ce personnage-là. C’est pour cela qu’il nous est difficile de déchiffrer l’ouvrage et de savoir à quel moment il défend une thèse et à quel moment il la ridiculise. L’œuvre de Rabelais n’est pas qu’une œuvre de fantaisie, différents passages à grandes allusions le prouvent et on verra de quelle façon il essaye de faire passer le message qui est le sien ou au moins de le dévoiler en partie. Il n’essaye pas de construire une idéologie ni d’imposer son point de vue. Mais il enseigne, il conseille. Les voix posent des questions et certes en proposant des hypothèses ils ne construisent aucun édifice doctrinal tel qu’il devrait être, mais ce n’est pas pour autant qu’il convient de juger le Pantagruel comme un simple ouvrage fantaisiste, loin s’en faut. La fantaisie est là pour animer l’œuvre et la rendre amusante et divertissante, mais sa valeur didactique est considérable et il véhicule un message très important. On verra lequel.                              
Les personnages principaux dont Rabelais se sert pour exprimer certains de ses points de vue sont les suivants : Pantagruel, Gargantua, Panurge et Epistémon. Chacun représente la personnification d'une idée. Pantagruel représente la nature géante de l’homme, le fait qu’il est capable de beaucoup plus qu’il ne le croit ; Gargantua symbolise le père idéal, l’autorité paternelle; Panurge est le symbole de la jovialité et de l’allégresse bacchanales, de débauche et de malignité; Epistémon incarne l’éducation, l’instruction et la pédagogie. Au moyen de chacun de ces personnage Rabelais promeut une nouvelle idée: celle de la grandeur de l’homme, de son devoir, de son attitude envers la vie, de sa façon de concevoir les choses ou de son éducation et tout cela se fait de manière drôle et tout à fait amusante. L’hyperbole qui caractérise cet ouvrage lui donne la pointe de l’humour qui rafraîchit l’œuvre et le rend agréable et plaisant à lire.                       
L’époque de la Renaissance se caractérise par l’hommage qu’on témoigne à l’homme. Tout gravite autour de sa grandeur morale et intellectuelle. On  peut comprendre que lorsque Rabelais parle du héro éponyme il met en valeur cette grandeur de manière drôle et sympathique. Cela permet à Rabelais de louer la mémoire prodigieuse de son héros, nécessaire au savoir encyclopédique si apprécié à la Renaissance. La lettre de Gargantua à son fils est peut-être la partie la plus sérieuse de tout le livre, la plus directe et la moins humoristique. On ressent un certain sérieux ici, une gravité qui attend d’être obéie. L’humour est mis à part et  l’expression abîme de science explique toute la portée intellectuelle de cette lettre. C’est justement grâce à l’absence de l’humour ici qu’on peut croire que Rabelais pour la première et unique fois dans le roman parle sérieusement, même lorsqu’il dit : « Et quant à la connaissance de l’histoire naturelle, je veux que tu t’y adonnes avec zèle qu’il n’y ait mer, rivière ni source dont tu ignores les poissons; tous les oiseaux du ciel, tous les arbres, arbustes, et les buissons des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de tous les pays de l’Orient et du Midi, que rien ne te soit inconnu. Puis relis  soigneusement les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans mépriser les Talmudistes et les Cabalistes et, par de fréquentes dissections, acquiers une connaissance parfaite de cet autre monde qu’est l’homme. Et pendant quelques heures du jour, va voir les saintes Lettres: d’abord, en grec, le Nouveau Testament  et les Epîtres des apôtres puis, en hébreu, l’Ancien Testament. En somme, que je vois en toi un abîme de science […]. » Aussi grotesque et hyperbolique que cela puisse paraître au lecteur moderne (au point de penser que Rabelais ridiculise l’avidité intellectuelle du père de son héros), le fait d’être si minutieusement érudit et cultivé représentait vraiment un idéal à la Renaissance. Un idéal vers lequel aspirait toute la crème intellectuelle de cette époque, ce qui veut dire Rabelais lui-même. Donc cette lettre est porteuse de la conviction personnelle de Rabelais, elle enseigne, préconise et inculque une nouvelle valeur en ce qui concerne l’éducation surtout. Il serait vraiment imprudent de dire qu’elle est fantaisiste et sans signification.                     
On peut aller encore plus loin et trouver d’autres consignes dans la lettre. Il est hors de doute que Rabelais tout en étant humaniste n’en était pas moins croyant. Il promulgue une forte idée religieuse et spirituelle. Certes, cette « doctrine » n’est pas très originale, mais elle est dominante et tellement présente qu’il est impossible de la négliger. Rabelais ne se contente pas de conseiller, il incite à l’obéissance à Dieu, impose le respect envers la religion (rien est dit sur les institutions religieuse et sa manière de les concevoir, probablement par prudence). Pour prouver cela, revenons de nouveau au style de la lettre. Gargantua dans sa lettre adopte un style grave, sans moquerie, ici l‘humour et l’exagération n’existent plus, contrairement à ce qu’un lecteur moderne puisse penser. Il est difficile de croire qu’un théologien et surtout un humaniste ridiculise une institution religieuse surtout lorsqu’il cite comme exemple le sage Salomon : « Mais - parce que, selon le sage Salomon, Sagesse n’entre pas en âme malveillante et que science sans conscience n’est que ruine de l’âme – tu dois servir, aimer et craindre Dieu, et mettre en Lui toutes tes pensée et tout ton espoir; et par une foi nourrie de charité, tu dois être uni à Lui en sorte que tu n’es sois jamais séparé par le péché. Méfie – toi des abus du monde; ne prends pas à cœur les futilités, car cette vie est transitoire, mais la  parole de Dieu demeure éternellement. Sois serviable pour tes proches et aime – les comme toi – même. Révère tes précepteurs, fuis la compagnie des gens à qui tu ne veux pas ressembler et ne reçois pas en vain les grâces que Dieu t’a données […] ». Pourrait–on déduire de cette lettre que l’un des plus grands humanistes qui ait jamais existé se moque cruellement de la religion en louant les grandeurs de l’âme, en vantant la bonté, en citant la Bible et l’un des dix commandement ? Non. Il avance l’idée de l’amour, de l’harmonie, de la bonté, de la paix. En leur joignant le savoir et la « connaissance encyclopédique » ne devient-on pas un sage, un être parfait, l’homme qui utilise tout son potentiel ? Il ne faut pas oublier que le héros éponyme est un prince. L’on peut y voir une leçon que Rabelais enseigne aux dirigeants des pays à l’instar de Fénelon et Les Aventures de Thélémaque  (écrites un siècle plus tard). Cette lettre est le pivot du présent ouvrage. C’est par elle que l’auteur se dévoile directement et sincèrement, chaque fois, ensuite quand il le fait c’est  toujours avec une forte dose de moquerie, d’humour. Il veut divertir, c’est l‘un de ses buts et enseigner son public en l’amusant. Les deux sont chez lui indissociables. Comme il disait lui – même : « Pour ce que rire est le propre de l’homme ».                        
Le personnage que Rabelais aime bien est celui de Panurge pour lequel il éprouve une grande sympathie. Il l’rendu le meilleur ami du héros, chanceux et « veinard », débrouillard, jovial. Instruit, polyglotte, Panurge nécessité ces qualités – là pour mieux incarner l’homme à qui tout réussit, qui séduit, enjolive, baratine les  autres, surtout les femmes, mais qui est aussi rancunier, vindicatif, se vengeant plus pour s’amuser que pour faire du mal. Il est méfiant et ne croit pas à la sincérité de la  dévotion de certaines dames, alors il essaye de les remettre à leur place. Souvenons – nous de ce qu’il a fait à la pauvre dame de l’église en la rendant appât pour les chiens. Au moyen de Panurge Rabelais brosse le portrait de l’homme commun, joyeux et malin, ni trop bon, ni trop mauvais, ni blanc, ni noir. Il est plein de défauts cet homme, mais ce n’est pas sur cela que l’écrivain s’attarde, ces « qualités » sont  là pour nous faire rire, Rabelais essaye de nous faire comprendre à quel point il est important de rester joyeux, d’être content et heureux. Il nous communique son  opinion, sa « doctrine », celle qui découle de la religion et qui dit : « Dieu nous aime, l’autre monde existe, aimez la vie, c’est un cadeau ». Il promulgue l’idée de la jovialité et du bonheur. Et le bonheur est un état d’esprit. Panurge est croyant, lors de sa captivité en Turquie, selon ces propres paroles, c’est Dieu et la foi en ce dernier qui l’a sauvé. Panurge est un être imparfait, c’est clair, mais Rabelais veut  montrer que le fait d’être imparfait, malicieux parfois, vilain, fait partie intégrante de l’homme et ne l’empêche pas d’être proche de Dieu. Quoiqu’il arrive dans la vie, il faut toujours garder son humour et son sourire, son espoir et la foi en Dieu, tel est le message de Rabelais véhiculé par le personnage de Panurge.                         
En ce qui concerne l’éducation, ce rôle Rabelais l'a confié au  personnage d’Epistémon. Epistémon signifie : celui qui sait, qui connaît, qui est instruit, qui a de l’expérience. Rabelais pense que l’éducation est importante car  grâce à elle l’homme peut assurer son salut ici-bas et dans l’au-delà. Ce n’est que par elle qu’il peut s’épanouir véritablement et devenir un être digne. La doctrine que Rabelais enseigne ici est celle de Platon. C’est le sens du voyage aux Enfers d’Epistémon (un épisode qui évoque celui d’Ulysse). Il a la tête coupée et ensuite il  revient à la vie grâce à Panurge : « Il (Panurge) nettoya donc très bien avec du beau  vin blanc le cou, puis la tête, et les sinapsa de poudre de diamerdis vitaminé qu’il  portait toujours dans un de ses goussets; après cela il les enduisit de je ne sais quel onguent : il les ajusta exactement, veine contre veine, nerf contre nerf, vertèbre contre vertèbre, afin qu’il n’eût pas le cou de travers (car il haissait à mort les gens ainsi faits). Cela achevé, il lui fit tout autour de la tête quinze ou seize points avec une aiguille, afin qu’elle ne tombât pas de nouveau ; puis il mit autour un peu d’un onguent qu’il appelait ressuscitatif ». Ici Rabelais ne mentionne pad d’incantations, de prières ou autres procédés « alternatifs ». Epistémon revient à la vie au moyen « d’un onguent - ressuscitatif », quelque chose de purement matériel. Pourrait-on voir ici une propension de Rabelais pour la médecine et ses bienfaits (sans toutefois aller trop loin et penser qu’il croyait vraiment à ce qu’il avait écrit et mettant de côté pour le moment son humour en parlant de substances vitaminées comme diamerdis). Les  idées pythagoriciennes et platoniciennes trouvent leur écho ici. Elles nous font penser au monde des démons et des âmes intermédiaires. Quand Rabelais invite à boire dans la scène où Epistémon ressuscite, cela a la signification de savourer de nouveau la vie, la vérité, la philosophie. N’oublions pas que Pantagruel cherche (et trouve) la pierre philosophale et la figure d’Epistémon symbolise la rupture définitive de Rabelais avec le savoir moyenâgeux et la scolastique.                          
La doctrine que Rabelais valorise et préconise ici est celle de l’homme en pleine possession de ses moyens et de ses capacités, tant physiques et intellectuels que morales et spirituels. Les différentes figures dont Rabelais se sert pour illustrer l’exemple de l’homme parfait doivent être prises en compte toutes dans leur ensemble et non séparément. Chacun est porteur d’un message, tous réunis symbolisent l’homme tel qu’il devrait être. Et tout cela est présenté de façon amusante et humoristique car l’humour aussi représente une grande qualité propre à l’homme.                              
Il serait dangereux de ne voir dans le Pantagruel qu’une œuvre fantaisiste. Elle a, au contraire, une longue portée et traite beaucoup de choses. Plus que cela, elle enseigne. Le Pantagruel regroupe en lui différents courants humanistes et diverses philosophies antiques. Il est précieux tant au niveau intellectuel qu’au niveau moral. Et n’oublions pas son humour et son rire contagieux qui embellissent la vie et la rendent plus facile.                                          

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