"LE RIRE" DE BERGSON



Le premier livre de Bergson est intéressant et significatif pour plusieurs raisons. Premièrement, c’est le plus accessible, deuxièmement c’est le plus célèbre, troisièmement il traite un sujet et véhicule un message à portée universelle.
Dans le chapitre III du livre intitulé Le comique de caractère, Bergson met l’accent sur l’enjeu moral qui est intrinsèque au comique et auquel nous accorderons une attention particulière.
Le philosophe essaye d’argumenter la nécessité de l’existence de l’art et sa mission. Il préconise la contemplation détachée, ce qui pour lui veut dire, être vigilant sans vouloir contrôler, éprouver un détachement total du monde et de l’action. La mission de l’art est de nous aider à appréhender le monde de manière poétique. Bergson essaye de montrer que le but suprême de l’art est de percevoir et de comprendre la réalité au moyen de la sensibilité. Si l’âme humaine se mettait à observer sereinement le monde qui l’entoure, l’homme ne tarderait pas à s’apercevoir que la beauté (artistique) est partout et en tout.
Dès le début du texte nous sommes plongés in medias res. La question immédiatement posée qui sera soumise à l’explication tout au long du passage est : « Quel est l’objet de l’art ? » Ensuite, Bergson se lance dans l’argumentation, d’abord théorique, mais ensuite, aussi, pratique, touchant à presque toutes les sphères de la vie : langage, philosophie, spiritualité…
D’après Bergson, l’art est la phase intermédiaire entre la perception de la réalité et son appréhension. Son opinion est que l’artiste devient celui qui réussit à établir ce genre de relation entre la réalité pure et sa signification cachée. Le moment où cela se produit l’âme et la nature se trouvent sur la même longueur d'onde, vibrent de la même fréquence, ce qui traduit le sentiment d’appartenance absolue de l’esprit au divin. L’obstacle à notre unisson avec la nature est le voile qui se dresse devant nos yeux spirituels et qui nous empêche de voir la vraie essence des choses. La seule différence entre l’homme commun et l’artiste consiste en l'épaisseur de ce voile, pour citer Bergson :

Voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l’artiste et le poète.

« À quoi est dû cette incapacité à voir les choses dans leur vraie nature ? Qui en est responsable ? Et dans quel but ? » – se demande l’auteur. Ne serait-ce, peut-être, cette caractéristique humaine qui le pousse à chercher l’intérêt en toute chose ? Un trait de caractère utilitariste, pragmatique et concret. On ne voit, n’entend que ce qu’on estime devoir être vu, entendu. Et on y ajoute toujours quelque chose de sa personnalité, de sa propre expérience, de sa conception des choses, ce qui est faux car subjectif. Bien plus que cela, l’homme est influençable, manipulable. Souvent, au lieu de donner aux choses le sceau de ses propres expériences et ses propres opinions, il les perçoit de la manière dont les autres les présentent « lit des étiquettes collées sur elles ». L’étiquette se présente par le mot réduit à l’aspect cru de la chose qu’il désigne et dans lequel le phénomène est captivé. L’homme est censé faire un va-et-vient permanent entre les généralités et les symboles, en cercles concentriques.

( … ) nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement à nous-mêmes.

Bergson souligne ce phénomène si propre à l’homme. L’homme est entravé par le bagage inconscient de l’évolution, il s’est éloigné de lui-même, de sa vraie nature, il ne connaît plus son for intérieur, cela est dû à sa permanente quête de tout ce qui est extérieur à lui. Mais ne réussissant pas à appréhender le monde et l’univers dans sa totalité et en même temps s’éloignant de lui-même et de sa vraie nature, il se trouve maintenant à mi-chemin. Le but est encore très loin, le point de départ l’est davantage. Ce que l'homme n’a pas compris, c’est que toute vérité se trouve en lui. Et s’il veut explorer l’univers entier, il faut d’abord qu’il commence par lui-même, par la connaissance de son essence, qui est, à son tour en corrélation avec la vérité de l’univers. C’est là où il a besoin de contemplation, d’une vision et d’une « action détachée du monde ». Il faudrait expliquer la signification de ce détachement chez Bergson. Il distingue le détachement philosophique « voulu, raisonné, systématique, œuvre de réflexion » qui a pour but l’objectivité et la compréhension des choses telles qu’elles sont vraiment, de leur essence, sans ajout de qualités ou de défauts qu’on leur attribue et le détachement accessible à chaque être humain, pourvu qu’il le veuille, dépourvu de préjugés et d’idées préconçues. Ce détachement a presque quelque chose d’infantile, le pouvoir de s’émerveiller, de jeter un regard innocent sur le monde. Ce genre de détachement n’est pas propre au philosophe, parce qu’il est analyste, logicien, ce genre de détachement caractérise l’artiste, et Bergson lance l’idée que si l’on réussit à prendre des distances mentales du monde, de cette manière on se plongerait immédiatement dans la substance même des choses, on la connaîtrait, ce qui ferait de celui qui a réussi, l’artiste le plus parfait du monde, capable de manier toutes les formes d’art avec la même virtuosité. La conséquence en serait l’union ou plutôt la fusion de tous les arts en un seul. Bien sûr, une telle chose est inconcevable à cause du développement insuffisant du cerveau humain, mais chaque tentative est bienvenue et contribue à l’évolution de ce dernier. Il paraît qu’on devrait se contenter du fait que la nature a omis chez l’artiste « d’attacher la perception au besoin », d’où son pouvoir de lucidité spirituelle à laquelle il accède au moyen de ses sens, la seule façon pour l’homme de comprendre l’essence invisible des choses. En fonction de ses sens, de leur réceptivité, de leur intensité et leur sensibilité, l’artiste se sent attiré vers une forme d’art plus que vers une autre. Une fois choisi son domaine artistique, il passe sa vie à égrener la réalité, à la dépouiller de son enveloppe illusoire pour la dénuder et la montrer aux autres telle qu'elle est.
Dans ce passage, Bergson traite de manière philosophique mais avec beaucoup de sensibilité humaine et artistique le rôle de l’art dans l’existence. Il explique aussi la place que ce dernier occupe dans la relation homme – réalité. L’art est le seul moyen dont l’homme dispose dans sa recherche de la Vérité absolue. C’est une phase, un état intermédiaire entre le désir de l’homme de connaître et la révélation spirituelle. Mais il faut d’abord s’élever pour pouvoir comprendre l’art qui nous conduira ensuite vers les sphères beaucoup plus sublimes.

À l’instar de beaucoup d’autres grands philosophes Bergson s’intéressait à la question artistique en étroite relation avec l’esprit rationnel. Il met l’accent sur la sensibilité dans l’art et cela le rapproche ou l’éloigne d’autres penseurs qui analysaient le même sujet comme Platon, Aristote, Nietzsche ou bien Hegel. 
Si l’on compare Bergson à Platon, on ne tardera pas à s’apercevoir qu’ils n’ont pas grand-chose en commun. Bergson est (et se considère) un artiste pur (ce qui ne l’empêche pas d’être philosophe). Il défend l’art avec beaucoup de passion et trouve qu’il essentialise toute chose. Pour lui c’est une manière de voir, de sentir la réalité et soi-même, le souffle divin aidant à dévoiler le spirituel en toute chose. Pour Platon c’est le contraire, l’art empêche de voir l’essence, il est mensonger et par ailleurs condamnable. Il s’éloigne trop de la vérité absolue (de son idéal) qui existe sur un plan abstrait et est alors trop insaisissable pour pouvoir jamais être concrétisé dans la réalité. Platon défend l’idée que l’art enfreint la loi de l’idéal et de la vérité absolue, seule et unique, nous faisant voir ce qui n’existe pas. Le lit idéal et ses trois niveaux d’existence sont bien expliqués dans la République X : l’art représentant un lit, ou plutôt un seul aspect de celui-ci, reproduit simplement un lit réel, lui-même faux car sa forme concrète découle de l’image d’un lit idéal qui existe dans le monde des idées. Donc l’art est la deuxième reproduction du lit idéal et en tant que telle la plus éloignée da la vérité. Bergson ne voit pas dans l’art une simple reproduction mais étincelle divine qui éclaire signification cachée des choses et des êtres. 
Il y a beaucoup plus de points communs entre Bergson et Aristote quoique tous les deux regardent l’art sous deux aspects différents. Chez Aristote le but de l’art est la purification de l’âme, la catharsis, la sublimation des passions et une leçon pour l’avenir. Dans La Poétique Aristote essaye de montrer que l’art a aussi une fonction didactique, il aide à anticiper des situations et des caractères, donne accès à une conclusion générale à partir de particulier, il est inductif. Il sert de substitut à la vie réelle, quand il s’agit de susciter de grandes passions (qu’on n'a pas toujours la possibilité d’éprouver dans la vie quotidienne) pour pouvoir ensuite les transformer en énergie créatrice, les canaliser et leur donner la direction voulue afin d’être à même d’épurer son âme. Bergson est d’avis que l’art est partout, omniprésent. La beauté, qui est synonyme de l’art, est en toute chose. Donc on ne peut pas parler d’une mission particulière de l’art, mais plutôt de l’art comme essence da la contemplation philosophique. Le pouvoir de s’adonner à cette sorte de contemplation est l’art même. Donc, il ne représente pas seulement le chemin qui mène vers un but, il est ce but, il en est aussi la cause, on pourrait dire.
La conception de l’art chez Nietzsche est assez contradictoire, en apparence. Il met deux divinités grecques face à face, Dionysos et Apollon. Le premier est responsable de la création d’un art né dans l’ivresse et la débauche, l’autre est beaucoup plus sublime, rêveur, mesuré. Dionysos est le synonyme de l’hybris et du chaos, Apollon de la beauté pure. L’art est la réconciliation des deux, on accepte les horribles tréfonds de notre âme de manière apollonienne et l’art est au service de la vie. Nous avons besoin de lui « pour ne pas mourir de la vérité ». Il est l’alter ego de la métaphysique. Encore faut-il payer cette synthèse de sa personne, en souffrant. Telle est l’opinion de Nietzsche. L’opposition entre les deux philosophes naît du fait que Bergson ne voit dans l’art que la beauté et le plaisir. C’est la voie la plus belle et la plus béante d’accéder à la vérité universelle. Il est virginal. On a l’impression que pour Bergson toutes les souffrances sont éloignées à partir du moment où l’on se plonge dans cette contemplation artistique.
On dirait qu’il se rapproche le plus de par sa conception de l’art de la philosophie d’Hegel qui pense que l’art est une activité de l’esprit. Il revalorise l’idée platonicienne que l’un des attributs secondaire de l’absolu est sa manifestation, sa matérialisation. Au contraire, Hegel pense que l’essence et le but de l’absolu est de se manifester. Platon met de côté le sensible au profit du rationnel, Hegel les traite sur un pied d’égalité. L’art qui a pour qualité prédominante la sensibilité, aide l’absolu à se concrétiser et nous permet d'appréhender ce dernier. On trouve plus ou moins la même idée chez Bergson sauf que sa conception de l’art tend beaucoup plus vers la sensibilité et la spiritualité, l’artiste est un révélateur imbibé de l’inspiration, il dévoile le sens caché. Bergson rationalise beaucoup moins mais il pense tout de même que l’art a pour objectif la vérité et n’est pas une simple reproduction ou une réinterprétation de la réalité, mais comme le dirait Aristote « il rivalise avec elle ». L’art tel que Bergson le conçoit est une création et une nouveauté.
L’art occupe dans la philosophie de Bergson l’une des places les plus importantes. Il le traite de manière qui lui est propre mais on remarque qu’il se rapproche de l’idée artistique conçue par Hegel. Tous les deux s’intéressent à l’art en tant que chemin menant à la vérité et tous les deux remettent en question le concept créé par Platon.
À la différence de Nietzsche, qui voit toujours en création artistique mélange de la souffrance et du sublime, ils vivent l’art comme une source de plaisir intellectuel et spirituel. Bergson accepte la conception de l’art d’Aristote, mais la développe davantage en lui donnant d’autres dimensions. Tout cela fait en sorte que Bergson crée une philosophie d’art très originale en acceptant certains points de vue exposés par quelques-uns de ses prédécesseurs qui lui correspondent intérieurement le plus.

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